Suicide aux arènes
Depuis quelques mois, Vingt passes est en mode pause. Non qu’il n’y ait sujet à commenter l’actualité tauromachique, même sous le régime Covid minceur récemment connu, ainsi que les réflexions qu’elle inspire.
Et je découvre la Nouvelle d’Albert Martin, si joliment écrite que l’envie me prend le la publier. Elle caresse les mots et traduit une sensibilité animale aiguë que rien ne détourne de la pure aficion de son auteur. Une simple et libre inspiration qu’un moment unique a fait s’exprimer.
Charles CREPIN
*****
Aux Toros, aux Toreros, aux Corridas et à l’Aficion respectueuse du moment sublime.
Par Albert MARTIN
/image%2F1050923%2F20220524%2Fob_943f1e_img-1279.jpg)
Suicide aux arènes
de Vic Fézensac
hier après midi.
- Après une faena désastreuse au troisième taureau, lâche au cheval, inerte, enfin déclaré « manso » l’animal est renvoyé au toril.
- Le taureau de réserve sitôt sorti du toril s’en va . . . se suicider sur le burladero par un choc frontal .
. . . Sans appel !
La Dépêche du Midi dimanche 30 mai 2004
________________________________________
Préambule :
Un fracas cataclysmique ébranle l'arène.
Les barrières de la contre piste vibrent sous le coup d'une explosion assourdissante.
Témoins de cet événement, nous restâmes éberlués.
. . . Une corrida.
A la cinquième heure de l'après midi.
Sur le sable de cette plazza du sud ouest, fameuse par ses choix de taureaux de Lidia. Pour leur vigueur la puissance de leurs armes et leur bravoure face au cheval.
Le troisième taureau, hué, sifflé puis déclaré « manso » est renvoyé au toril.
À son tour la cavalerie du premier « tercio » réintègre le « patio de caballo ».
Le tout sur fond de cacophonie indescriptible ponctuant la « bronca » des « aficionados » garnissant les gradins.
Les portes du toril s'ouvrent à nouveau devant le taureau de réserve.
C'est alors un boulet de canon, qui est expulsé de cette gueule noire, grande ouverte, et qui s'en va directement fracasser le « burladero » dans la droite ligne de la diagonale de la piste de l'amphithéâtre.
Mort instantanée.
*****
Les vallonnements des collines de Constantina s'étendaient à perte de vue.
La sensualité des courbes entre vallons et ravines frappait par l'évocation de corps alanguis.
La lumière frisante d'un soleil, bientôt déclinant, faisait apparaître tantôt l'éclair magique de milliers de fleurs jaune d'or, tantôt le vert des sombres profondeurs où était massé le troupeau.
Les taureaux regroupés sous un ciel d'incendie crépusculaire attendaient la nuit prochaine.
Des murmures venus d'un autre âge illustraient ce tableau champêtre.
Cette horde était composée d'individus de deux ans d'âge.
Deux se tenaient à l'écart, collés l'un contre l'autre comme s'il y avait entre eux une amitié particulière.
Leur mère avait brillé lors de la « tienta » improvisée, quelques trois années passées, dans l'arène privée du « Marques » de V......
L'accouplement avec le « Semental » de la ganaderia, choisi pour la pureté de son « encaste » garantie « Gallardo » en accord parfait avec la généalogie de la mère eut pour résultat un premier « Añejo » à la bravoure prometteuse.
Il fut baptisé EL CASTOR.
Simultanément une autre naissance survenait au campo, produit du même géniteur et d'une mère présentant les mêmes caractéristiques génétiques.
Ce frère presque jumeau ne pouvait s'appeler autrement que POLLUX.
Les destinées de ces deux fauves andalous étaient scellées.
*
La vie au « campo », au milieu des oliviers des pins et des chênes, leur permettait de parcourir les mille hectares de la propriété parmi les 800 têtes marquées au fer de la « ganaderia ».
Jamais entre eux l’ombre d’une discorde ne les séparait.
Ils faisaient l’admiration du « mayoral » qui parcourait, accompagné par le ganadero, les collines, soit à cheval soit en véhicule tout terrain.
La première inquiétude les saisit le jour où ils furent mis à l’isolement du reste du troupeau.
Jusque là leur principale distraction était de voir les cochons se régaler des glands tombés des chênes (ce nutriment de choix allait permettre de justifier la célèbre appellation « bellota »).
Des visiteurs inhabituels faisaient leur apparition de temps en temps, et le fait d’être observés perturbait tant soit peu nos deux compères.
*
Ils se perdaient en conjecture jusqu’au jour où ils furent emportés dans une bétaillère et ballotés durant des heures et des heures.
Arrivés à destination, mélangés avec des inconnus, plongés dans un brouhaha auquel ils n’étaient pas habitués, leur moral commençait à flancher.
Parqués dans un corral exigu, flancs contre flancs, sous les regards de nombreux curieux déambulant sur une passerelle surplombant leur lieux d’incarcération, ils ruminaient avec tristesse le souvenir récent de leur fraiche Andalousie.
Parfois la colère les prenait, et souvent devenait contagieuse, ce qui n’était pas sans risques tant l’espace manquait pour esquiver des cornes dangereuses.
La troupe réunie là n’était composée que de mâles, la notion de rivalité était donc exclue. Seule, omniprésente, une sensation d’angoisse épaississait l’atmosphère.
Le jour suivant leur première nuit quelques uns de leurs compagnons de souffrance furent extraits du corral . . . ils ne les revirent plus.
Cependant ils percevaient au gré des vents des effluves sonores reflétant tantôt l’enthousiasme tantôt la colère, cela soulevait nombre d’interrogations sans réponses mais exacerbait leurs inquiétudes.
*
Après la deuxième nuit, leur sommeil parsemé de songes ou plutôt de cauchemars dont ils ne pouvaient percevoir l’origine, ils furent brutalement séparés de leurs compagnons d’infortune en compagnie d’une demie douzaine de leurs voisins.
Cette petite troupe bénéficiât pour un court instant d’un peu plus de luminosité. Alors, individuellement, ils furent introduits dans un sombre réduit.
El Castor en premier, Pollux, lui, en septième ou huitième.
Ce fut leur première séparation.
Dans leur aveugle situation, des sons confus leurs parvenaient tantôt des chants tantôt des sonorités auxquelles ils n’étaient point habitués parfois métalliques parfois proches de leur propre expression, des chocs de bois creux. . .
Puis un grand silence, puis des cris de délire (humains semblait-il ?) une cavalcade, des bruits de charge, des appels qui n’étaient pas sans évoquer le langage des vaqueros du campo.
Puis à nouveau des silences, suivis de déferlements de voix par vagues successives.
Puis à nouveau l’absence de bruit suivie immédiatement par un déferlement.
Plus près de leur cellule des fracas de portes, qui s’ouvrent et qui se ferment. Insensiblement El Castor sent l’odeur du danger approcher, en effet la porte de sa geôle s’ouvre, il en est extrait sans ménagements par des coups de piques qui le poussent vers un sombre couloir en pente, il sent sur son morillo la piqure d’un taon, il foule le sable avec plaisir.
A ce moment il passe de la noire cécité à la fulgurante lumière. Il veut revenir sur ses pas, il fait dans ce sens plusieurs tentatives mais chaque fois contrariées. Quelques pas de plus et la grande porte rouge se ferme dans son dos.
*
Devant lui s’agitent des gens qu’il ne reconnaît pas il ne voit pas la raison de se jeter sur cet inconnu, il retourne vers la porte rouge en espérant la voir se rouvrir devant lui . . . mais non ! C’est alors qu’il voit, . . . lui qui était habitué aux paysages verdoyants de sa tendre Andalousie, une foule compacte, sur plusieurs étages, vociférant. Lui ne comprend pas, il est alors poussé, plutôt chassé vers cet inconnu qui manie une grande houppelande jaune qu’il brandit de façon impérieuse pour attirer El Castor . . . qui lui . . . ne veut pas !
Un nouveau son le rappelle à l’ordre. Et là un cheval ! mais pas ceux auxquels il était habitué, non ! un tout habillé de jaune lui aussi, monté par un cavalier armé d’une pique . . . et qui l’appelle et le provoque, mais pourquoi ?
El Castor s’approche lentement du groupe, teste les flancs du cheval, tente de se dérober mais reçoit un féroce coup de pique juste là où le taon l’avait piqué. El Castor s’en retourne vers la porte rouge et n’en bouge plus. Rien y fait, les cris, les coups, la queue qu’on lui tire, des gens qui brandissent des chiffons, non, rien y fait.
Alors de cet amoncellement d’êtres humains, descendent, vers lui, des cris de haine, des insultes, des mises en doute sur sa virilité, une colère collective s’empare de cette foule bigarrée, qui en quelques instants lui ont fait toucher le fond de l’humiliation, foule qui auparavant donnait pourtant l’impression d’être festive.
Il pense aussi que ces véhémentes protestations sont aussi destinées aux personnages responsables de sa présence en ces lieux.
Il est toujours là silencieux au milieu de ce tumulte.
Enfin la porte rouge s’ouvre. Il croit à la délivrance de ce réel cauchemar.
*
Il refait en sens inverse le chemin des chiqueros, passe devant la porte de Pollux et un silencieux dialogue animal s’établit entre eux.
La transpiration qui sourd de la robe noire d’El Castor véhicule des messages de peur, d’angoisse, d’humiliation et de honte.
Comment dire à son frère,
son frère de joies,
son frère de libertés,
son frère de soleils,
son frère de lunes,
son frère de sang.
Comment dire à son frère qu’il est mort !
Comment dire à son frère qu’après le sombre couloir, la porte rouge, la lumière aveuglante, il y a un monde inconnu et hostile et qu’il y a la honte.
Pollux a perçu la détresse et le malheur de ce frère chéri, il a pu en mesurer l’intensité. Il a perçu aussi les effluves, messagères d’un terrible avertissement et d’un funeste présage.
Viennent se superposer dans ce dédoublement onirique les images de joies, de vautrements dans les genets et les herbes sauvages, des images de charges pour le plaisir et pour expulser cette jeune ardeur qui ponctuait leur fraternelle amitié.
L’image se dédouble à nouveau et la triste réalité s’impose à lui. Il ressent alors les malheurs de son frère.
Il souffre. Les images de joies et les souvenirs de plaisirs se perdent lentement à l’horizon des songes.
Au même instant, derrière cette porte dans le noir couloir un charivari accompagne le départ de Pollux . . . vers l’inconnu.
Un silence !
Puis la porte métallique de sa cellule s’ouvre violement.
Des piques le poussent dans l’obscur couloir en pente.
Il ne voit rien, qu’une ardente lumière qui le transcende, cette infime fraction de seconde des vivants dure pour lui une éternité.
Épilogue
. . . Éternité qui le confirme dans ses réflexions et hâte sa décision.
Courir,
courir,
courir vers ce soleil ardent qui brille devant lui.
Courir à perdre haleine, tout droit.
Alors noir devint son soleil !
Albert Martin Nîmes juin 2019