OPALINES
Une nouvelle inédite de Georges GIRARD
à Francine
Note de l'auteur : OPALINES, c'est le fil rouge d'un "itinéraire de ces objets insignifiants qui traversent l'Histoire et se chargent au fil des siècles de tout le poids du Souvenir".
Cabrera, 1810.
Chaleur blanche, feu de forge qui craquait les pierres, blessait les yeux salis d'ophtalmie, ravageait les poumons. La brise de mer charriait mollement des fumets de grillades. Les lézards de Cabrera. Vautrés sur la terre brûlante, des milliers d'insectes en lambeaux d'uniformes remuaient l'air épais à l'ombre d'improbables abris. Les éventails donnaient le grade. Du bicorne déplumé des officiers au rabat de giberne en cuir bouilli des autres, les sans galon. Depuis longtemps ils avaient dévoré les chèvres, encore nombreuses à la déferlante des vaincus de Bailén. Même l'âne Martin avait fini sous le couteau du cambusier en une ribambelle de petits cubes de quelques grammes. Confettis de mascotte ! Et la vie se traînait sous le plomb liquide du soleil.
La Junte de Séville les avait relégués sur cet îlot de l'oubli. Point d'amnistie...
Marie-Amédée Augustin Ganteaume était sergent au 14ème de Ligne, avant... L'après ? Personne n'osait plus le rêver ...
En attendant, et puisqu'il fallait vivre, compère, on ne peut rien contre ça, il rôtissait des sauterelles savamment embrochées sur un rameau de coudrier. Son estomac délabré ne souffrait plus le lézard. Un peu de régime lui ferait du bien, qu'il se disait. Lorsque la soif donnait la langue de carton, ce maoufatan de Wagré, le caporal de la fontaine, l'abreuvait de décis d'eau, en échange pardi, de rendez-vous galants avec l'Angélique. Putain qu'elle était belle et qu'elle se laissait bien chevaucher sous la lune! Pour un peu Marie-Amédée l'aurait troussée pour lui tout seul, Tudieu !.. mais comme la ribaude commerçait le vin avec des pêcheurs espagnols...
Un "rafalé" troglodytique le prit en amitié. Un dragon, démonté certes, mais diantre, un pays, tè, excusez du peu mon cadet ! Au fond de sa grotte, sous un monceau de feuilles d'arbousiers, un filet d'air iodé soufflait la liberté. Fraîcheur. L'exploration consuma le peu d'amadou qu'ils se gardaient pour leur bouffarde. L'étroit boyau descendait bien jusqu'à la mer. Epais comme des passe-lacets, ni le cavalier ni le fantassin ne s'y coinceraient, ça non ! Restait à négocier avec les espingoles.
Angélique donna lascivement de sa personne dans cette affaire d'hommes.
Trois ex-voto naïfs et deux jolis vases en opaline autrichienne, dons d'un chevau-léger polonais parti du typhus, le pauvre, conclurent le marché.
Tant pis pour le pillage de la petite chapelle.
Fan de pute, ils n'en étaient pas à leur premier !..
Andrea, le pêcheur majorquin, fit voile cette année-là sur le village de Tarragona où était sa novia. Une blonde levantine très croyante, ma foi.
Les vases en opaline lui valurent, pour sûr, un bon siècle d'indulgences.
Un sacristain de sa parentèle assura la transaction.
Amposta, 1938.
Trois fois il a traversé l'Ebre accroché à sa barque dans l'eau noire et glacée. Trois fois il a ramené des camarades blessés. Certains étaient morts sans même avoir réalisé qu'il les avait arrachés aux baïonnettes des Africains. Trois fois la peur, les ricochets rageurs des balles. Le cimetière d'Amposta tressaute sous les coups de boutoir des obus. Bouches béantes des tombes éventrées. Et se tordent les croix comme mains en supplique.
Rol-Tanguy, le commissaire politique de la 14ème Brigade, l'a embrassé.
Le bataillon "Henri Barbusse" opérera son repli à l'aube, décimé, dérisoire peau de chagrin. ¡ No pasarán !
Et pourtant...
Pierre Ganteaume sanglote comme un gosse. Il tremble, il a mal. Désespéré, anéanti, vidé. Vains combats que ceux dont on réchappe... Les ajoncs du fleuve bruissent dans ce matin gris de novembre et d'épaisses fumées se traînent vers l'embouchure en longs voiles de deuil.
Pierre, Pedro, El Frances ? Qu'importe son nom à présent... Une pensée l'obsède. Poser son sac trop lourd, retrouver Soledad, respirer sa peau vanille jusqu'à se perdre l'âme et l'aimer, simplement l'aimer, à s'éclater le cœur...
Il n'a besoin que de vivre. Il ne déserte pas.
Il part.
Rejoindre la femme qu'il aime.
Sa guerre est finie. ¡ Adiós camaradas !
Une porte s'est rabattue avec fracas au souffle de l'explosion. Il se glisse dans le noir sans réfléchir. Obscurité zébrée des fulgurances du bombardement. Il s'enferme, sauvé. Il n'en peut plus d'avoir couru d'un tas de gravats à un autre, d'un incendie à l'autre. Il n'a pas retrouvé la ruelle fleurie où elle l'attendait, où s'accordaient leurs pas... Demain peut-être.
Il s'endort. Un rai diaphane filtre au ras du sol. Dans le silence assourdissant, après le vacarme de la nuit, plane comme un parfum. Pierre la connaît cette odeur prégnante. L'encens. Des souvenirs en chasuble le submergent. Enfant de chœur !
Soldat perdu... au cœur de ce qu'il croit d'abord être une église et qu'il visite du bout des doigts. Tâtonnements d'aveugle. Il n'a plus son briquet, le cadeau de son père à son engagement aux brigades. La porte entr'ouverte, il se repère mieux et s'étonne. La chapelle a échappé par miracle à la colère, au saccage, à l'anéantissement... Une console sculptée sous une broderie éteinte, un retable intact, la Vierge de la Miséricorde, un prie-dieu à l'accotoir usé, deux vases d'opaline jaune, orangée plutôt. Les fleurs ont dû sécher il y a bien longtemps. On dirait du papier. Dans leurs cadres, quelques photos sépia parafées racontent la gloire éphémère des toreros d'hier. La capilla des arènes de Tarragone a traversé la guerre.
Pierre Ganteaume lui a survécu.
Il ne sait plus prier....
Arles, 1998.
Sol ne supporte pas l'enfermement des tunnels. Angoisse, séquelle d'une enfance bringuebalée, torchonnée, sans d'autre soleils que les bras d'une grand-mère pétrie de toute les bontés du monde. Tunnels, galeries souterraines, voûtes minérales dont on s'inquiète toujours de savoir par quel miracle elles tiennent, arcatures immuables. Ce tunnel-ci, au cœur du grand vaisseau de pierre, ne l'oppresse pas. Elle y respire même. Un air humide qui fleure bon la terre humide. Passée la double tenture rouge, les hommes de toros viennent y déposer leurs peurs. Voussures dorées des chaquetillas, nuques ployées dans le recueillement. Sol s'y attarde, courte pause avant les cornes des Dolores Aguirre que Marcos lui a décrites en mentant, comme d'habitude. Elle assouplit ses chevilles, d'un pied sur l'autre. Guillermo a trop serré les machos sous le genou. Il fait toujours ça Guillermo. Une Vierge chatoyante, des Sept Douleurs peut-être, pleure ses larmes de cire et sourit. Comme sourit la jeune femme qui vient de se glisser aux côtés de Sol et dont les bottes armées cliquètent sur les dalles.
Eva Maria piquera pour elle tout à l'heure. Elle le fait bien. Guillermo l'admet, c'est rare, même s'il ne l'apprécie pas plus que ça. Nancho, qui revendique haut et fort sa place de premier picador, a failli ne pas venir à Arles prétextant qu'il lui sera très désagréable d'alterner avec cette guapa. C'est vrai qu'elle est belle, le torse pris dans le boléro carapace bleu-encre et or, ses longues jambes gainées de peau chamoisée.
Eva Maria Armenta séduit, sans artifice.
Fragrance légère. Trouble diffus... Sol le sait, tout son être le sait, Guillermo le sait, qui lui en fait doucement reproche. Jalousie latente du valet d'épée...
¡ Me caó en su madre! Il devient grossier Guillermo quand il se prend les pieds dans le tapis de ses contradictions.
Perla Sol Vargas n'a pas le droit de se laisser aller à ces émois de femme ! Point final.
Torera on veut bien, mais pas plus... ¡ hombre !
La cuadrilla reflue. Sol s'accorde un sursis avant le paseo.
Le fer forgé de la croix de Camargue luit en brillances écarlates à droite de l'autel. La couleur du vase d'opaline aux fleurs joliment disposées glisse dans les teintes orangées sous la lumière vacillante de la veilleuse.
Elle se souvient.
Deux vases chez sa grand-mère, rigoureusement semblables à celui-ci, encadraient le portrait jaunissant d'un homme jeune, canadienne, béret, fusil et poing brandis. Sol passait de longs moments à l'observer, accrochée au regard puissant de cet inconnu, impressionnée par l'allure martiale. Une grand-mère ne pouvant pas garder de secrets, elle pressait la sienne de questions et l'agaçait jusqu'à la colère.
Soledad feignait si bien de se mettre en colère...
Elle essuyait ses yeux, se mouchait à grand bruit et finissait toujours par dérouler pour sa niña l'épopée des Brigades et celle du Français.
Cuentas de hadas dont le Prince charmait encore et encore son existence ...
Un grand bonheur était né de ces années de plomb. Un enfant aussi.
Pedro.
L'enfant de la veuve Vargas, créature perdue qui n'avait même pas attendu la fin de son deuil pour se tordre de plaisir dans les bras d'un brigadiste de passage... Un Rouge...
"Que Dieu ait en sa Sainte garde Manuel Vargas y Borgo, le héros phalangiste tombé pendant le siège de l'Alcazar de Tolède !.. "
Pedro grandira sous le regard lourd de reproches de ses maîtres d'école, des curés aussi raides que leurs soutanes, aussi jaunes que des cierges... Moqué, exclu, il traînera dans l'amertume son baluchon de honte, la honte de n'être rien, sinon l'enfant de personne...
Bien plus tard il mariera Perla Dolores qui finira par lui donner une fille au bout d'interminables nuits de brutalités et de mauvais vins. Exaspération, déchirements, séparations. Ses parents navigueront tant et tant au bord de l'irréparable que Sol trouvera définitivement refuge chez sa grand-mère.
Pedro émigra en France un beau matin, seul, comme tant d'autres à la recherche d'un travail. Dans son maigre bagage, une des deux opalines autrichiennes que Soledad a voulu qu'il emporte, le suppliant de la remettre à son père. " Pedrito... tu le retrouveras, dis ? "
Gage d'un amour interdit, lacéré par l'absurde ...
Sorti vivant des combats sur l'Ebre et du bombardement de Tarragone, contraint par les vainqueurs à quitter pour toujours la Catalogne, Pierre Ganteaume suivit jusqu'à Collioure l'exode des vaincus.
Il s'était juré de renouer le fil interrompu, revenir la chercher, les ramener en pays d'Arles, elle et son petit ...
Les cornes de Fandango, le champion cocardier de la manade familiale, en ont décidé autrement .
Fidèle à sa promesse, Pedro Vargas, journalier aux rizières d'Albaron, déposa le vase d'opaline en offrande sur l'autel de la capilla des arènes d'Arles. Un de ses compañeros y faisait le monosabio.
Il ne retournera jamais en Espagne.
Perla Sol Vargas défile au centre, montera à la main, dans le costume héliotrope et argent que Guillermo s'obstine à appeler "traje blanco ".
Eva Maria Armenta, seule femme picador du moment, se déhanche au pas lourd d'Opalina, la vieille jument à crinière jaune de la cuadra de caballos.
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A propos de :
Cabrera : Ilot désertique au sud de Majorque où la Junte de Séville entassa de mai 1809 à novembre 1814 des milliers de soldats français et étrangers prisonniers. Les premiers furent ceux des armées du général Dupond de l'Etang, défaites à Bailén en 1808.
4000 d'entre eux y moururent.
L'âne Martin : Mascotte, porteur d'eau, l'animal fut sacrifié après un vote et découpé en autant de parts qu'il y avait de soldats valides pour le déguster, 1300 environ !
Louis-Joseph Wagré : Caporal à la 1ère Légion, Brigade Laplane, il fut nommé responsable de la distribution de l'eau de La Fontaine, la seule source d'eau potable de Cabrera.
L'Angélique : Une des 8 femmes présentes sur Cabrera et dont l'histoire n'a pas retenu le patronyme. Jolie, facile, elle fut avec la célèbre "Polonaise"à la base du commerce du vin avec des pêcheurs espagnols.
Rafalé : Nom que se donnaient certains prisonniers qui vivaient nus dans les nombreuses grottes de Cabrera.
Opaline autrichienne : Riche en Forchérite (fragments de réalgar et d'orpiment), cette opaline rare a une couleur citronnée tirant quelquefois sur l'orangé.
Amposta : Petite localité à l'embouchure de l'Ebre, tristement célèbre pour les combats d'une rare violence qui s'y déroulèrent en novembre 1938.
Africains :Il y avait dans les rangs franquistes des troupes africaines venues du Rif (Maroc) réputées pour leur cruauté et leur efficacité en combat rapproché.
Rol-Tanguy : Henri Tanguy (1908-2002), ouvrier métallurgiste, syndicaliste, militant communiste, est surtout connu pour son rôle à la tête des FFI pendant la libération de Paris en août 1944. Le colonel Rol-Tanguy a été un grand résistant FTP. Rol est son nom de guerre aux Brigades internationales ( en hommage à Théo Rol, mort au combat ). Il était commissaire politique de la 14ème Brigade "La Marseillaise"et fut gravement blessé à la bataille de l'Ebre.
Eva Maria Armenta : Cette élégante et séduisante sévillane se fait connaître à 24 ans en 1997 aux ordres de Manolo Campuzano comme la seule femme picador en activité. Cristina Sanchez et Mari Paz Vega refuseront pourtant qu'elle pique pour elles, ce malgré son talent ! Elle a officié dans la cuadrilla de Luis Mariscal et pour d'autres novilleros. C'est la fille de Manuel Armenta, bandérillero. Elle a 37 ans aujourd'hui.
Avertissement de l'auteur : Ceci est une oeuvre de fiction, ce qui ne signifie pas pour autant que tout y soit fictif. Certains personnages, lieux et évènements ont bel et bien existé, ou existent encore.
Publié dans : Récits &
nouvelles Par vingtpasses
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