Toro bravo, castes et encastes

Novembre 2009 - Par Jacques Teissier*


*Prêtre, aumonier des arènes de Nîmes, aficionado practico, Jacques TEISSIER  a réalisé depuis plus de 10 ans un considérable travail de recherche dédié aux élevages et aux encastes de toros bravos, travail que les aficionados, les journalistes taurins, les professionnels de l'arène, les éleveurs, ainsi que les scientifiques peuvent découvrir sur son remarquable site: TORO–GENESE.

 

   http://toro-genese.com/torogenese/html/index.html

 

 

Le 5 novembre 2009, Jacques TEISSIER a donné une conférence devant les membres du CERCLE TAURIN NIMOIS dont il était l’invité. Dans son intervention l’auteur évoque, l’essentiel de la genèse du toro bravo en laissant de côté les détails indigestes qui jalonnent habituellement ce sujet ardu mais incontournable et passionnant pour l’aficionado. « Vingt passes, pas plus »  publie le contenu intégral de cette intervention dans une série de 14 articles. Des liens insérés ci-dessous renvoient à chacun de ces 13 articles. Enfin, un dernier lien ouvre l'accès au texte intégral en continu de cette conférence.
 

 

AVANT PROPOS

 

Guardiola, Miura, Pablo-Romero, Juan Pedro Domecq, Contreras, Buendía, Victorino, Santa Coloma, Veragua, Murube, Saltillo etc. Voici une 12aine d’années, je me suis mis en tête d’essayer de comprendre quelque chose dans les diverses lignées de toros bravos, dont je ne savais quasiment rien, sinon leur existence et encore... Je ne me doutais pas du défi que je venais de relever. C’est inextricable. Avec trop peu de temps il est vrai, je n’ai encore mis au clair que 200 élevages, sur les 2.000 et quelques qu’il me faudrait faire. Si je vis jusqu’à 150 ans et ne suis pas trop occupé par ma retraite, j’en verrai peut-être le bout !

Je n’ai pas l’intention de vous barber avec des enchevêtrements de détails, qui vous farciraient les méninges et que vous vous empresseriez d’oublier dans les secondes qui suivent. Je me suis efforcé de retenir surtout de grandes lignes qui permettent de comprendre l’essentiel : à savoir que c’est très compliqué, qu’il y a beaucoup de cachoteries… mais que l’on peut tout de même en arriver à quelques idées claires sur le sujet, et découvrir aussi quelques anecdotes savoureuses.

Il nous faudra d’abord tenter de découvrir les origines du toro bravo : d’où viennent les troupeaux sauvages qui ont donné naissance aux élevages braves ? Il y a une littérature sur le sujet : elle relève plus souvent de la poésie que de la réalité. L’histoire donne tout de même quelques repères solides ; l’archéozoologie la complète heureusement, puissamment aidée par les techniques actuelles, dont celles de la biologie moléculaire. Essayons donc de nous donner de bonnes bases. Ensuite, nous entrerons un peu dans les arcanes des élevages bravos.

 

TORO BRAVO, CASTES ET ENCASTES

 

L'AUROCHS EN ESPAGNE

 

LE TORO BRAVO ET L'AUROCHS ESPAGNOL

 

AUX SOURCES DU TORO BRAVO

 

L'EMERGENCE DU TORO BRAVO LA CASTE FONDAMENTALE JIJÓN

 

LA CASTE FONDAMENTALE CABRERA

 

LA CASTE FONDAMENTALE GALLARDO

 

LA CASTE FONDAMENTALE VISTAHERMOSA

 

LA CASTE VÁZQUEZ

 

La Caste Fondamentale NAVARRA

 

LA CASTE FONDAMENTALE PORTUGAISE

 

Les sources de la bravoure

 

LE MYSTERE SALTILLO

 

 

TEXTE INTEGRAL

 

TORO BRAVO, CASTES ET ENCASTES
Par Jacques TEISSIER*

* Prêtre, aumonier des arènes de Nîmes, aficionado practico, Jacques TEISSIER  a réalisé depuis plus de 10 ans un considérable travail de recherche dédié aux élevages et aux encastes de toros bravos, travail que les aficionados, les journalistes taurins, les professionnels de l'arène, les éleveurs, ainsi que les scientifiques peuvent découvrir sur son remarquable site: TORO–GENESE.

http://toro-genese.com/torogenese/html/index.html

Le 5 novembre 2009, Jacques TEISSIER a donné une conférence devant les membres du CERCLE TAURIN NIMOIS dont il était l’invité. Dans son intervention l’auteur évoque, l’essentiel de la genèse du toro bravo en laissant de côté les détails indigestes qui jalonnent habituellement ce sujet ardu mais incontournable et passionnant pour l’aficionado. « Vingt passes, pas plus »  publie le contenu intégral de cette intervention dans une série de 13 articles.

TORO BRAVO, CASTES ET ENCASTES

Guardiola, Miura, Pablo-Romero, Juan Pedro Domecq, Contreras, Buendía, Victorino, Santa Coloma, Veragua, Murube, Saltillo etc. Voici une 12aine d’années, je me suis mis en tête d’essayer de comprendre quelque chose dans les diverses lignées de toros bravos, dont je ne savais quasiment rien, sinon leur existence et encore... Je ne me doutais pas du défi que je venais de relever. C’est inextricable. Avec trop peu de temps il est vrai, je n’ai encore mis au clair que 200 élevages, sur les 2.000 et quelques qu’il me faudrait faire. Si je vis jusqu’à 150 ans et ne suis pas trop occupé par ma retraite, j’en verrai peut-être le bout !

Je n’ai pas l’intention de vous barber avec des enchevêtrements de détails, qui vous farciraient les méninges et que vous vous empresseriez d’oublier dans les secondes qui suivent. Je me suis efforcé de retenir surtout de grandes lignes qui permettent de comprendre l’essentiel : à savoir que c’est très compliqué, qu’il y a beaucoup de cachoteries… mais que l’on peut tout de même en arriver à quelques idées claires sur le sujet, et découvrir aussi quelques anecdotes savoureuses.

Il nous faudra d’abord tenter de découvrir les origines du toro bravo : d’où viennent les troupeaux sauvages qui ont donné naissance aux élevages braves ? Il y a une littérature sur le sujet : elle relève plus souvent de la poésie que de la réalité. L’histoire donne tout de même quelques repères solides ; l’archéozoologie la complète heureusement, puissamment aidée par les techniques actuelles, dont celles de la biologie moléculaire. Essayons donc de nous donner de bonnes bases. Ensuite, nous entrerons un peu dans les arcanes des élevages bravos.

(I) En Espagne, une survivance exceptionnelle

L'aurochs, qui peuplait l'Europe, l'Asie et probablement l'Afrique du Nord, a été exterminé absolument partout au monde. D’après les archéozoologues, chez nous, l’aurochs a été exterminé très tôt : entre -4.500 et -2.500 en Scandinavie ; durant le Calcolithique (de -2.500 à -1.800) dans la Péninsule ibérique ; durant l’âge du Bronze (autour de -1.500) en Europe de l’ouest, Grande-Bretagne incluse ; entre +1.000 et +1.400 dans de larges régions d’Europe centrale. Les restes ont été poussés dans des "poches" isolées, ce qui a conduit à leur extinction totale au 17ème siècle. Durant les millénaires de leur présence, ils ont eu le temps de se différencier quelque peu selon leur habitat ; mais toutes les branches demeurent certainement interfécondes. A l'ère moderne, seules notre Camargue et la Péninsule Ibérique semblent avoir fait office de "conservatoire" écologique. Partout ailleurs, le taureau sauvage a disparu. Est-ce à dire que nos taureaux camarguais et espagnols seraient les restes, miraculeusement préservés, de nos anciens aurochs ? Pas si sûr !

On trouve certes, dans des archives, des documents faisant encore état d’une présence de l’aurochs en Europe au Moyen-âge. Ces dernières présences attestées remonteraient : en Espagne au 5ème siècle ; en France au 10ème (12ème ?) siècle [on aurait même trouvé de l’aurochs (?) en Corse du sud datant du Bas Moyen-âge : 1250-1492 ; et même d’après 1.500 !] ; en Grande-Bretagne au 12ème siècle. Mais s’agit-il de véritables aurochs ? s’agit-il de derniers vestiges isolés dans des « poches » ? il est assez difficile de le préciser. D’autant plus que longtemps le mot de « bison » a été employé aussi pour l’aurochs (de même que, inversement, le mot « ur » -aurochs -  a été employé pour le bison). En tout cas, l’aurochs a totalement disparu de l’Europe continentale au 17e siècle : le dernier spécimen connu, une vache, est tué en 1627 dans les forêts profondes de Pologne, dans la région de Jaktorów au sud-ouest de Varsovie [à moins qu’elle ne soit morte dans un zoo !?...].

La Camargue a été le refuge d'un petit taureau noir – ou même « rouge », roux -, très vif, aux cornes "en lyre" ou "en gobelet". Nous le connaissons bien, même si le XIXe siècle lui a ajouté du sang espagnol, surtout navarrais.

En Espagne, au XVIIIe siècle, on trouve essentiellement :
° Sur les contreforts pyrénéens de Navarre et les rives de l'Èbre, un petit toro, roux (colorado), de toutes nuances (colorado, colorado encendido feu, melocotón pêche, retinto acajou), quelquefois châtain (castaño) ou noir, parfois sardo (mélange de noir, de roux et de blanc) ou même gris (cárdeno, mélange de poils noirs et blancs), voire blanc (ensabanado) ; il est très agile, combatif, infatigable, aux cornes courtes et relevées. C’est celui que figurent les tauromachies de Goya. Il reste encore dans les Pyrénées basques de la vallée de la Bidasoa et sur le versant espagnol correspondant, quelques hardes totalement sauvages de betisu, sans doute vestiges de ces anciens troupeaux ; ils déclinent seulement toutes les nuances du colorado.
° Dans les steppes madrilènes de Castille, et tout autour au sud et à nord-ouest, c'étaient des bêtes grandes, puissantes, aux grandes cornes relevées et à la robe noire, rousse (colorado), feu (colorado encendido) ou beige (jabonero).
° Quant aux terres marécageuses du delta du Guadalquivir, elles étaient habitées par des toros de taille moyenne mais très musclés, généralement noirs, parfois pie ("berrendo"), roux ou gris, aux cornes harmonieuses…
Mais il y en avait quasiment partout en Espagne. Une seule branche survit aujourd’hui de façon vraiment significative : celle de l’Andalousie. La lignée navarraise est un cas particulier : nombre d’éleveurs locaux, fournisseurs de spectacles populaires de rue, essaient aujourd’hui de la faire revivre : en raison de sa vivacité et de son agressivité, ils avaient toujours gardé un petit fond de navarrais, mais plus ou moins métissé d’autres lignées.

En effet, en Espagne, outre la géographie, une multitude de jeux taurins, populaires ou aristocratiques, et très anciens - peut-être enracinés jusqu'en d'antiques rituels religieux de chasse ou de culte - ont contribué de façon décisive à la survivance de lignées sauvages. Plutôt que de domestiquer les bêtes pour l'élevage et les travaux agricoles (comme au Portugal, en certains lieux d’Espagne [cf. moruchos de Salamanca] et même en Camargue)… plutôt que d'étendre les terres cultivables au détriment des habitats naturels (comme en Camargue, dans la Péninsule Ibérique, sur les berges du Danube ou en Italie)… plutôt que d'exterminer les bêtes à chasser ou à capturer pour les jeux… de grands propriétaires terriens se sont mis, dès le XVIe-XVIIe siècle et surtout au XVIIIe, à rassembler et à entretenir les troupeaux sauvages présents sur leurs terres pour fournir les jeux taurins et rehausser leur prestige. C'est ainsi qu'en Espagne, la noblesse… et les grandes congrégations religieuses ! sont à l'origine de la survie de ce que nous appelons aujourd'hui le "toro de combat", le toro bravo.



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TORO BRAVO, CASTES ET ENCASTES
Au fur et à mesure, mais de manière de plus en plus intensive à partir du milieu du XVIIIe siècle, un élevage systématiquement dirigé s'est organisé, par sélection puis par croisements divers, en fonction des résultats recherchés pour les jeux taurins : ceux des villes et villages en fête [cf. el toro de la Vega], ou ceux des spectacles organisés, offerts ou payants. Et c'est là que tout va se compliquer… Mais nous n’en sommes pas là ! Voyons d’abord la question des origines : quel est le rapport entre l’aurochs et le toro de combat ?


(II) L’aurochs en Espagne
Il est admis par les zoologues/archéozoologues que l'aurochs, ou bos primigenius, est l'ancêtre de tous les bovins actuels du monde. Il a été présent pendant une période très longue (un demi million d'années à peu près) et sur un territoire très étendu (Europe et Asie, voire Afrique). C'est pourquoi il est raisonnable de penser qu'il s’est différencié graduellement au cours du temps. Aussi paraît-il préférable à beaucoup d'admettre l'existence de ces deux, voire trois, sous-espèces géographiques à la fin du pléistocène et au début de l'holocène, c’est-à-dire il y a 10.000 ans (= en -8.000), date à laquelle commence la révolution néolithique. Ces 3 sous espèces sont l'une européenne et proche-orientale (bos primigenius primigenius), l'autre asiatique (bos primigenius namadicus), plus peut-être une troisième africaine (bos primigenius hahni).

A l'origine, l'aurochs est grand : dans les 2 mètres au garrot, d'après les ossements fossiles. D'après les peintures et les récits, on le suppose véloce, farouche, avec un avant-train puissant (aleonado, de type 'lion', selon l'expression espagnole), et ayant tendance à fuir l'homme… comme tous les animaux sauvages, et plus encore les herbivores qui constituent la proie des félins. Son pelage typique serait negro listón (noir avec une raie, dite 'listel', plus claire le long de l'épine dorsale) ou castaño oscuro (châtain foncé). Il vit en hardes essentiellement composées de vaches : il semble que la règle soit un groupe de base d'origine matriarcale, d'une vingtaine de têtes au plus, associant les femelles et les jeunes, avec un mâle dominant ; les autres mâles adultes évoluant en périphérie par groupes de 5 à 15, et les vieux mâles solitaires étant rejetés plus loin. Cette organisation joue sur de vastes espaces, hors de la saison de reproduction où les mâles tentent de rejoindre les femelles, ce qui engendre des luttes pour la dominance.

La totalité des bovins domestiques actuels dérive de l'aurochs, bos primigenius. La forme domestiquée du bos primigenius primigenius, l’aurochs d'Europe et du Proche-Orient, est le bos taurus. D’après les études archéologiques et archéozoologiques, son centre de domestication se situe sur le plateau anatolien et jusqu’en Syrie, où l’on a retrouvé quelques foyers de domestication datant tous de quelque 8.000 ans avant JC : l’époque de la "révolution néolithique", caractérisée par le passage de la chasse-cueillette à l'élevage-culture. Les données génétiques des bos modernes vont dans ce même sens ; et peut-être aurons-nous un jour des données paléogénétiques suffisantes, réalisées à partir d’ossements archéologiques pour confirmer pleinement la chose : si on arrive à retrouver de plus en plus d’ADN dans les os de l’homme de Neandertal, pourquoi pas chez le bos !

La présence des aurochs en Espagne est attestée par les ossements archéologiques. Quant aux peintures du paléolithique supérieur (autour de -15.000 ans), elles attestent aussi leur importance pour ses habitants à cette époque. On est donc certain que des hardes d'aurochs erraient dans la péninsule ibérique à l'état sauvage… et que l’homme les a rencontrés. Puisqu’ils ne pouvaient certainement pas traverser Gibraltar à la nage, on pense qu’ils seraient entrés naturellement dans la péninsule par les Pyrénées. Ces hardes sont-elles à la source de nos toros bravos ? Ce n’est pas impossible dans cette péninsule ibérique coincée entre Océan, Méditerranée et Pyrénées qui forme une véritable niche écologique. Mais est-ce la réalité ?

Continuité culturelle : plus tard, les Ibères - arrivés aux approches de -1.000 - voueront au taureau un véritable culte, comme l'ensemble des civilisations méditerranéennes (Crète, Thessalie, Égypte et tout le Proche-Orient ancien). A ce sujet, Tite Live raconte que les cavaliers ibériques aimaient défier à cheval les taureaux sauvages. On connaît d'ailleurs un exemple historique fameux d'utilisation par les Ibères de taureaux plus ou moins sauvages [pas forcément des aurochs, on ne sait pas !] dans des batailles militaires – étaient-ils déjà manœuvrés grâce à des "mansos" ?... - : en - 228, le fameux guerrier ibère Orisón provoqua une nuit de terreur dans le camp du carthaginois Amílcar Barca (de barak qui signifie foudre en phénicien-punique), installé à Héliké (Elche de la Sierra - Albacete), en lançant contre lui des taureaux 'emboulés' avec des torches avant de porter son attaque ; un combat dans lequel Amílcar trouva la mort. Ce pourrait être l'origine des actuels "toros de fuego"… à moins que ce ne soit l'inverse !

Quel est donc le rapport entre l’aurochs et le toro de combat ? Comme nous ne pourrons jamais comparer le toro bravo avec des aurochs espagnols encore vivants. Il nous faut trouver d’autres voies.


TORO BRAVO, CASTES ET ENCASTES

(III) Le toro bravo et l'aurochs espagnols
D’où viennent les toros sauvages de la péninsule ibérique, qui ont donné naissance à notre toro bravo ? quel est leur rapport avec l’aurochs local ? La réponse n’est pas évidente car il faut compter aussi avec d’autres sources de bovins.

Il est reconnu que, dans leurs migrations, les diverses peuplades faisaient suivre leurs 'bos', évidemment domestiqués (donc des bos taurus et non des bos primigenius primigenius), même si, peut-être, ils étaient peu dociles. Le bos taurus semble s’être répandu en Europe par 2 grandes voies. Ce sont les céramiques qui font apparaître les deux voies le long desquelles se sont répandues les cultures néolithiques : la voie danubienne (caractérisée par la céramique appelée Linearbandkeramik « LBK ») et la voie méditerranéenne (caractérisée par la céramique appelée cardiale). On ne sait toujours pas avec certitude si ce sont seulement les cultures qui ont migré, par diffusion progressive, ou si les hommes néolithiques ont eux aussi migré ; cette seconde hypothèse semble quand même la plus vraisemblable. Mais quelle que soit l’hypothèse, diffusion culturelle ou déplacements de populations, les bos sont probablement arrivés en Europe de façon privilégiée par ces deux voies. Le long de la vallée du Danube, les déplacements se sont évidemment faits à pieds; le long du littoral méditerranéen, il semble que les déplacements se sont faits par sauts de puce en bateau. Ces bos taurus sont-ils arrivés jusqu’en Espagne ? C’est des plus probables. Quand y sont-ils arrivés ? Voilà qui reste à ce jour bien difficile à préciser, mais les origines doivent être très anciennes. Étant entendu que le toro bravo ou de lidia est un bos : descend-il directement de l'aurochs de la péninsule ibérique (un bos primigenius primigenius) ? est-il un bos taurus ? ou bien est-il un croisement des deux ?

La thèse classiquement soutenue dans les milieux taurins est que le toro bravo descendrait directement de l'aurochs de la péninsule ibérique ; c’est ce qui expliquerait son originalité par rapport à tous les autres bovins d’Europe. Dans la péninsule ibérique, l'aurochs serait devenu, par adaptation au milieu, plus petit et plus robuste ; il aurait subi une certaine différenciation selon les habitats - ce qui est fort possible car il est bien connu qu'une espèce sauvage est en équilibre avec son biotope, et notamment avec les ressources alimentaires qu’il lui offre -. Par exemple, toutes les études indiquent qu'entre les aurochs danois (de grande taille) et ceux du pourtour méditerranéen, il y avait de fortes différences de format. On cite un cas de nanisme insulaire en Italie (Sicile). Dans le midi de la France et en Suisse, on a trouvé de tout petits bœufs d’un néolithique récent : les âges du Bronze (entre -2.000 et -1.100 en France) et du Fer (il débute vers -1.100 dans le monde méditerranéen). Bref, les sauts de taille des bos sont si évidents qu’ils intriguent les chercheurs ! Notons au passage que la riche alimentation des toros de combat actuels en protéines a eu pour effet, en moins d'un demi-siècle, de grandir considérablement leur type physique… comme pour les humains ! Même si la sélection de reproducteurs plus charpentés y a contribué aussi, le fait est significatif.

Eh bien la génétique dit tout autre chose que la thèse classiquement soutenue dans les milieux taurins selon laquelle le toro bravo descendrait directement de l'aurochs ibérique. Si curieux que cela puise paraître, la supposée "adaptation au milieu" de l'aurochs pour donner le toro bravo cache en réalité la disparition pure et simple de l’aurochs, et sa substitution par diverses lignées de bos taurus, tous issus des foyers de domestication néolithiques du Proche-Orient, sans aucune trace visible de domestication locale de l’aurochs espagnol. Logiquement, on aurait pu penser au moins à un croisement, volontaire ou accidentel aurochs X bos taurus ; mais même s’il y en a eu, ce qui est fort vraisemblable, aucune trace génétique n’a encore été trouvée : soit les descendants ont été tués tout de suite, soit les lignées ainsi produites se sont éteintes… Lorsqu’on disposera du génome entier des toros de combat et des aurochs, peut-être trouvera-t-on quelque chose ? Pour l’instant, au risque de décevoir notre romantisme, nous devons reconnaître que notre toro bravo n’a probablement pas d’autre origine que le bos taurus : un animal domestiqué !

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TORO BRAVO, CASTES ET ENCASTES
(IV) Aux sources du toro bravo
Comme on l’a vu dans les précédents chapitres, notre toro bravo résulte donc uniquement d’un mélange variable entre 3 ou 4 lignées ('breeds' en anglais) de bos taurus venu d’Anatolie et de Syrie ; du bétail domestiqué d’importation si j’ose dire !

° A l’origine, la présence probable et très antique de bos taurus arrivés en bateau par sauts de puce le long de la méditerranée.

A cette base vraisemblable se sont ajoutés 3 apports successifs connus :

° Premier apport : aux approches du premier millénaire avant JC, les Ibères - peut-être venus d'Afrique du Nord - ont envahi le sud de la péninsule ibérique. Ils ont très probablement fait suivre en Andalousie des animaux venus d'Afrique du nord et des abords du Nil : certainement du bos taurus (sans une certaine domestication, comment "promener" des aurochs !) ; de plus, rien ne permet de dire aujourd'hui que cet apport des Ibères ait été croisé avec l’hypothétique aurochs nord-africain : on a à faire à du bos taurus « pur jus », issu de l'aurochs anatolien/syrien par domestication. De taille beaucoup plus petite que l'aurochs, à l'instar du reste du bétail européen, on pense que ce bétail africain aurait le dos ensellé et les cornes développées ; son pelage typique serait noir (negro), roux (colorado) et pie (berrendo). Certains prétendent que son agressivité serait plus marquée et que cela pourrait expliquer la plus grande "bravoure" du bétail de combat d’origine andalouse (d’où sa prédominance quasi absolue à partir de la seconde moitié du XXe siècle) ; c’est possible, mais pas prouvé.
Ce bétail ibère se serait établi assez librement surtout dans le sud de la péninsule ibérique, et plus particulièrement dans l'actuelle Andalousie ; il aurait majoritairement contribué à donner l'actuel bétail brave andalou. Il est possible et même probable qu’il se soit croisé avec les lignées domestiques déjà existantes sur place.

° Deuxième apport : vers le milieu du premier millénaire avant JC, les Celtes, venus de France, ont également amené avec eux du bétail, surtout dans le nord et l'ouest de l'Espagne : du bos taurus, lui aussi issu de la domestication de l'aurochs anatolien/syrien. Ces animaux, aux cornes généralement verticales et au pelage dominant roux, auraient majoritairement contribué à donner l'actuelle race navarraise.

° Troisième apport : lors de leurs invasions et de leur occupation de la péninsule ibérique entre +711 et +1147, les Arabes ont emmené avec eux du bétail africain bos taurus. On a pu démontrer cet apport arabe au Portugal par une approche génétique : non seulement on retrouve des traces de croisement entre taurus européens (ibériques) et taurus africains dans les populations bovines du Portugal ; mais on a pu constater que la proportion d’ADN mitochondrial africain correspond à l’importance de l’occupation arabe : elle diminue jusqu’à disparaître au fur et à mesure que l’on va vers le Nord du Portugal.

En se croisant, de façon volontaire ou/et accidentelle, avec le bétail domestiqué déjà présent sur la péninsule, ces trois apports auraient favorisé la création d'un tronc ibérique original et relativement diversifié : le "bos taurus ibericus". Ce tronc a continué à vivre, et donc à se diversifier, jusqu'à l'époque moderne : pour une part dans des troupeaux domestiques ; et pour une autre part dans des troupeaux plus ou moins retournés à l'état sauvage, et se développant à l’écart de l’homme, en totale indépendance, pendant des siècles, dans toute la péninsule ibérique mais plus particulièrement en Andalousie, Castille-la-Manche, Castille-et-León, Estrémadure et Navarre-Aragon, ainsi qu'au Portugal surtout dans la vallée du Tage. C'est seulement à partir des années 1500/1600 que va commencer un semblant d'élevage dirigé de ce bétail, qui donnera finalement, au XIXe siècle, notre toro de combat.

Voilà donc notre bétail "brave" espagnol bien démystifié ! Un simple bos taurus laissé à lui-même et redevenu à peu près sauvage. Pas même un aurochs local mâtiné de bos, ou inversement. Et moins encore un pur aurochs local, sauvage ou domestiqué.

Chose surprenante, il en va de même pour la totalité de nos bovins européens : de la vache normande à la vache écossaise en passant par le camargue et par les plus vieilles races, aucune évidence moléculaire ne signale que nos bœufs européens (bos taurus) se soient croisés avec les aurochs européens (bos primigenius primigenius) déjà existants chez nous. Nos bœufs européens seraient donc tous de purs bos taurus. Y compris, donc, notre bétail camarguais, lui aussi démystifié et que son ADN mitochondrial [transmis uniquement par les mères] situe comme tel.

Bos taurus ibericus ? à ce jour, un animal domestiqué revenu à la vie sauvage avant d'être à nouveau domestiqué… au moins juridiquement : d'abord par une reproduction dirigée, ensuite par l'apport de la nourriture. C’était l’opinion des archéozoologues, elle est maintenant vérifiée par les études génétiques, n’en déplaise à nos rêves d’aficionados !
Toutefois, le génome des bos européens est aujourd’hui séquencé ; quand on connaitra le chromosome Y [transmis uniquement par les pères] des aurochs et leur génome entier, peut-être découvrira-t-on chez nos bos taurus des traces de croisement avec l’aurochs local ? Peut-être même n’en trouvera-t-on que chez les toros de combat ??? Nous pouvons encore rêver…


TORO BRAVO, CASTES ET ENCASTES
(V) L'émergence du "toro bravo"
Entre l'époque où existaient encore 7 ou 8 souches différentes de toros sauvages dans la Péninsule ibérique et les élevages actuels de "toros de combat", il y a quelque trois siècles de sélections, de croisements, et de création de nouvelles lignées (encastes). Il s'est peu à peu formé un incroyable écheveau.

De 1750 à nos jours, on totalise quelque 2.000 noms d'élevages de haute lignée. Au nombre s’ajoute la complexité : créations, successions et fractionnements d'élevages… circulations de sangs par la vente ou le prêt (parfois clandestins !) de reproducteurs entre élevages… tentatives de croisement réussies ou avortées… changements de caste ou d'encaste à l'intérieur d'un même élevage… succession d'élevages différents chez le même propriétaire… juxtaposition et/ou croisement de lignées différentes dans un même élevage… forment un véritable maquis. Un maquis encore compliqué par cette maladie du secret, endémique dans l’élevage bravo quasiment depuis les origines car, dès les origines, l’élevage bravo va de pair avec la recherche d’un prestige, quand ce n’est pas d’un pouvoir…. Il faut parfois jouer les Sherlock Holmes.

Très dispersée et difficile à rassembler, rarement de première main, parfois lacunaire parfois contradictoire, ici ou là difficile à interpréter, l’information reste susceptible de compléments et de corrections permanents au fur et à mesure des trouvailles.

Toutefois, l’arbre ne doit pas cacher la forêt. Il faut bien voir que l'incessante prolifération de nouvelles lignées masque en réalité un inquiétant appauvrissement génétique. En raison des évolutions conjointes de notre société et du "marché" de la corrida, une seule des castes fondamentales, vistahermosa, fournit aujourd'hui plus de 95% des toros que l'on peut voir dans une arène. Qui plus est, à de rares et précieuses exceptions près, l'ensemble de l'élevage bravo tend obstinément vers une standardisation du type et du comportement du toro. Ère de l'industrialisation et de la consommation de masse oblige…

Je viens de prononcer le nom de « caste fondamentale ». Une précision de vocabulaire s’impose. Le mot « caste » recouvre subrepticement deux significations différentes. Habituellement, il désigne lesdites « castes fondamentales » dont dérivent nos toros bravos actuels. Mais parfois, il désigne aussi les diverses souches primitives d’où sont issues les « castes fondamentales » ; et c’est source de confusion. Par exemple, les castes fondamentales gallardo (pablorromero) et cabrera (miura) sont différentes… mais elles sortent de la même souche primitive, andalouse. La caste fondamentale vistahermosa sort d’une souche inconnue et nettement différente, bien que très certainement purement andalouse elle aussi. Quant à la caste fondamentale vázquez, elle est, grosso modo, un salmigondis de cabrera et de vistahermosa.

Les 1éres ganaderías des XVIe-XVIIe-XVIIIe siècles, constituées à partir du bétail "sauvage" local, sont considérées comme les castes fondamentales et fondatrices de l'élevage brave, même s'il ne reste rien ou presque de certaines. Les principales sont au nombre de 6, ou de 7 si l'on y rajoute la vieille race de combat lusitanienne.

Quelles sont donc les souches, ou ‘castes’ primitives, et les diverses castes fondamentales de toro bravo formées à partir de ces souches ?



TORO BRAVO, CASTES ET ENCASTES
(V) L'émergence du "toro bravo" (suite)

1. Les grands toros « sauvages » castillans, source de la caste fondamentale jijón
On sait que dans la région de Colmenar Viejo, tout près de Madrid, il y avait d'importants troupeaux plus ou moins sauvages, appelés populairement toros de la tierra. Il y avait aussi, plus au sud, en Castille-la-Manche, et au nord-ouest, en Castille-et-León, des troupeaux qui présentaient des caractéristiques très semblables. A partir d’un tel bétail castillan, dont l'origine précise est inconnue, la famille Jijón crée la caste jijón à Villarubia de los ojos del Guadiana dans la province de Ciudad Real (Castille-la-Manche) en 1780. Les Jijón ont regroupé particulièrement les colorado et les castaño, qui abondaient ; ils les ont sélectionnés pour leur donner certaines caractéristiques particulières, homogènes :
+ Robe colorado encendido (feu) (= jijón) dominante. Mais on trouvait aussi toute la gamme des colorado (roux) : melocotón, colorado, colorado avinagrado, retinto ; des castaño (châtain), et parfois des negro (noir) ;
+ Grande taille (mais moins que les cabrera) : hauts, d'allure grossière (bastos), avec beaucoup de fanon et de carcasse, avec des armures particulièrement développées ;
+ Très durs et braves au début de la lidia, ils développaient ensuite un sentido très accusé, ils s'éteignaient et se réfugiaient fréquemment, en mansos, contre les barrières pour se défendre : d'où grandes difficultés pour les toreros… et régression dès le XIXe siècle.

En tant que caste fondamentale « pure » (!), la caste jijón peut être considérée comme éteinte. Aleas, de Colmenar Viejo, a bien maintenu du bétail de cette origine jusque vers 1830, mais ensuite on a croisé avec du vistahermosa pour améliorer la bravoure ; et vers 1920, on a fait un croisement absorbant avec du santa coloma : au bout de plus de 80 ans, cet élevage est plutôt devenu du santa coloma « par absorption », comme on dit dans le milieu taurin.

Un détail : le 11 septembre 1984, à Aranda de Duero, Ruiz Miguel a estoqué un toro d’Aleas nommé Montero ; il était fils de la dernière vache de caste jijona connue. Ce n’est guère à l’honneur de la torería… Cependant, quelques passionnés s'efforcent aujourd'hui, avec l'aide d'analyses d'ADN, de retrouver le plus possible cette caste à partir de restes plus ou moins métissés conservés dans certains élevages marginaux, à part le prestigieux Montalvo.

TORO BRAVO, CASTES ET ENCASTES
(V) L'émergence du "toro bravo" (suite)
2. Des toros « sauvages » et « fraileros » d’Andalousie, source de la caste fondamentale cabrera
Le monastère de la "Cartuja de Nuestra Señora de la Defensión", sur les berges du río Guadalete, près de Jerez, est attesté pour ses toros dès le début du XVIIème siècle : ils étaient déjà fameux en 1614. Vu que les frères Chartreux (Cartujos) s'étaient installés à Jerez dès 1476, vers la fin de la Reconquête (achevée avec la prise de Grenade, le 2 janvier 1492), on peut supposer qu'au moment où leur réputation est établie, ils s'occupaient déjà de toros depuis longtemps. Pourquoi ?

Il faut savoir qu’après la reconquête de Séville (1248), l'Andalousie est une juxtaposition de petits royaumes agraires que les seigneurs de guerre, issus de Castille, se sont taillés épée en mains. Peu enclins à l'agriculture, ils développent un élevage extensif où la richesse se mesure en têtes de bétail : une dîme est probablement déjà payée aux évêques et aux ordres religieux, tant pour leurs besoins propres que pour leurs œuvres sociales. Avec la prise de Grenade, en janvier 1492, on voit s'établir des propriétaires terriens qui se lancent dans l'agriculture, tandis que l'élevage du toro bravo devient le fleuron des grandes exploitations aux mains des nobles et l'Église. Grâce à la dîme annuelle perçue sur les grands propriétaires terriens, les frères Chartreux se sont créé un troupeau d'origines diverses y compris les plus prestigieuses : chaque 10 naissances de veaux, on doit en donner un aux Chartreux. Pourquoi cette dîme ? Pour la subsistance de l'Église et de ses œuvres de charité : hôpitaux, institutions d'enseignement ou d'assistance, orphelinats... C'est une époque où le travail social n'est assuré que par l'Église et où les corridas sont une source de financement important : reste du passé, aujourd'hui encore, la Casa de Misericordia gère les arènes de Pamplona au profit de l'orphelinat des sœurs… Accessoirement, cette dîme sur bétail avait une autre utilité : divertir les protecteurs des religieux, les nobles, qui aimaient combattre des toros à la lance (cf. le Cid campeador de Goya) montés sur des chevaux… souvent cartujanos eux-mêmes.

D’où ce bétail provient-il ? Selon toute probabilité, il descend des grands troupeaux sauvages qui, aux 15e et 16e siècles, paissent encore librement en basse Andalousie sur d’immenses territoires, en particulier du côté de Tarifa, et bien sûr dans la marisma du Guadalquivir. Quand on sait le succès avec lequel, pour gagner le plus possible d’argent à la demande des évêques, les Chartreux ont sélectionné leurs fameux chevaux... cartujanos, encore aujourd’hui prestigieux, on n’est guère surpris que leurs toros bravos aient acquis une grande réputation. Là, on voit bien le passage du bétail « sauvage » à l’élevage bravo.
[Si les Chartreux de Jerez semblent être les premiers ganaderos de bravos, ils sont loin d’être les seuls : grâce à la dîme ! On appelle couramment les toros des ordres religieux andalous d'un nom générique : les toros "fraileros" (= des frères).
Parmi les "Frailes" restés fameux pour leurs toros, on trouve (outre nos Chartreux de Jerez) : le couvent "Santa María de las Cuevas" des Chartreux de Séville, attesté pour ses toros de 1731 à 1800 ; le couvent "San Hermenegildo" des Pères Jésuites de Séville, attesté de 1717 à 1763 ; le couvent de "San Isidro" de Séville, attesté de 1731 à 1796 ; le couvent des Augustins de la « Très Sainte Trinité » de Carmona, attesté de 1743 à 1780 ; le couvent royal "Santo Domingo" des Dominicains de Jerez, attesté de 1775 à 1820 ; le couvent "San Jacinto" des Dominicains de Séville, attesté de 1762 à 1794 ; le monastère Jéronimite de "San Jerónimo" de Séville, attesté de 1751 à 1796 ; le collège du couvent de "San Basilio" de Séville, attesté de 1770 à 1777 ; et les Augustins du couvent de "San Agustín" de Séville, attesté de 1782 à 1793. Ces dates, toutes du XVIIIe siècle, ne sont que des dates attestées ; elles ne signifient pas que l'activité ganadera n'ait pas commencé plus tôt ni continué plus tard.
A titre d'exemple, la plus ancienne affiche tauromachique connue annonce pour le 20 juin 1780, au Puerto de Santa María, une course avec, entre autres, des toros : du "Real Convento De Santo Domingo" "de Xerez", portant une devise blanc et noir [les couleurs de l'habit des frères Dominicains], pour Pedro Romero et son grand rival José Delgado "alias Yllo" [=le fameux Pepe Hillo, qui sera tué à Madrid par le toro "Barbudo" le 11 mai 1801].
Toutes ces ganaderías "fraileras" se retrouveront pas mal "tondues" lors de la guerre d'Indépendance contre Napoléon (1808-1813), avant que l'ordonnance d'exclaustration de Mendizábal, en 1835, n'en dépossède à tout jamais les religieux.]

A titre indicatif, au milieu du XVIIIe, les Chartreux de Jerez possèdent 3.500 hectares répartis en de nombreuses fincas ; ils y élèvent 1.000 bovins dont 100 toros de combat. Un détail : en 1798, ces Chartreux construisent dans leur dehesa de Salto del cielo (ça ne s’invente pas !) la première placita de tienta connue, preuve manifeste de leur souci de sélection ; ils semblent bien être les inventeurs de la tienta en plaza fermée _ et non par acoso y derribo... ou en laissant faire la nature à partir des sujets les plus agressifs.

Pendant la première moitié du XVIIIe siècle, près d’Utrera (Sevilla), Luis Antonio Cabrera Ponce de León y Luna semble avoir initié sa caste cabrera à partir du bétail des Chartreux de Jerez, des Dominicains de Sevilla, et peut-être de quelque autre de ces communautés religieuses andalouses qui possédaient du bétail par le biais de la dîme. Sa fille Bárbara, mariée avec Rafael José de Cabrera (c’est une époque où l’on se marie beaucoup entre cousins… patrimoine oblige, souvent !), lui succède en 1768 ; c'est alors que la ganadería acquiert les caractéristiques qui vont faire sa réputation.

Ces toros se distinguent par :

+ Une très grande taille et une grande puissance ; un corps long, un ventre avalé (agalgado) ; un poids conséquent et des armures développées ;
+ Une peau soyeuse et fine ; une grande variété de pelages, en particulier ces pelages rares que sont sardo (roux, noir et blanc), salinero (roux entremêlé de blanc), jabonero (beige) et berrendo (pie) ;
+ Un grand sentido (méfiance) tout au long de la lidia… qui explique leur régression progressive, à l’exception de Miura.

Malgré quelques croisements avec d'autres castes (surtout gallardo, plus un peu de vázquez, de navarre et de vistahermosa), Miura semble bien avoir gardé un fond très majoritaire de caste cabrera. Ces toros gardent beaucoup des caractéristiques primitives des cabrera, à savoir :

+ Pelages variés : negro (noir), colorado (roux), castaño (châtain), cárdeno (noir entremêlé de blanc) ; et moins fréquemment, salinero (roux entremêlé de blanc), sardo (roux, noir et blanc) ; par contre, les jabonero (beige), berrendo en negro (pie) et en colorado des cabrera primitifs ont disparu…
+ Prototypes du toro longiligne, les miura sont hauts, très longs, de grande taille, corpulents, de type galgueño (galgo = lévrier : ventre avalé), au cou très long, avec peu de morillo. Tête allongée, yeux grands et regard vif ; cornes très développées, souvent grosses à la base et insérées derrière la ligne du frontal (à ce sujet, on notera une similitude étonnante avec tel ou tel bucrane d’aurochs présenté dans les musées).
+ Leur comportement pendant la lidia a beaucoup changé, et récemment encore, par rapport aux antiques cabrera… qui paraîtraient aujourd'hui inlidiables ! Leur bravoure et leur toréabilité ont été très améliorées, leur force a souvent baissé ; mais plus d'un sortent encore avec du sentido et de la difficulté, donnant une grande émotion à leur combat. Et puis il y a leur inimitable "personnalité".

Un détail : les toros nés d’une mère d’origine cabrera sont marqués en bas de la cuisse ; les autres, essentiellement nés de mères d’origine gallardo, sont marqués en-haut. Ce sera intéressant le jour où Miura acceptera les analyses génétiques, car l’ADN mitochondrial est transmis uniquement par la mère, quoi qu’il en soit des croisements par les pères…


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3. Des toros « sauvages » et « fraileros » d’Andalousie, source de la caste fondamentale gallardo
La caste gallardo a une origine semblable à la caste cabrera : toros fraileros issus des grands troupeaux sauvages qui, aux 15e et 16e siècles, paissent encore librement en basse Andalousie. Pourtant, dès les origines, le gallardo n’a pas tout à fait le même type physique que le cabrera (on voit par là que les troupeaux « sauvages » andalous étaient lon d’être homogènes… on aimerait en savoir davantage…) ; le gallardo est plus rond et moins haut, il reste combattif plus longtemps que le cabrera ; mais lui aussi est puissant, très agressif au cheval et de pelages assez divers. Il n'en reste plus d'exemplaires purs. Les derniers gallardo subsistent chez Pablo-Romero/Partido de Resina, mais croisés avec du jijón, du cabrera, du vázquez, un peu de vistahermosa, puis du saltillo…
Marcelino Bernaldo de Quirós, curé de Rota près de Cádix mais d'origine navarraise, possédait déjà du bétail bravo de caste navarra. En 1762, probablement grâce à ses relations ecclésiastiques, il achète aux Dominicains de Séville du bétail issu des Chartreux de Jerez (ceux de Cabrera). Il vend alors la plupart de ses navarrais à un autre ganadero de Rota, Francisco Trapero, et croise [dans quelles proportions ?] ses vaches andalouses cartujanas, devenues "dominicaines", avec des étalons navarrais : il crée ainsi un encaste précurseur du gallardo. Il garde sa ganadería pendant 30 ans et arrive à une renommée assez solide pour faire sa présentation à Madrid au bout de 28 ans.
En 1792, Francisco Gallardo et ses frères, du Puerto de Santa María (Cádiz), acquièrent la plus grande partie de la ganadería de Don Marcelino. Ils la garderont presque 50 ans. Comme ils n'y ajoutent, semble-t-il, aucun autre bétail, le gallardo sera donc à la base une caste andalouse mâtinée de navarro. Cependant il faut noter que les frères Gallardo éliminent, dit-on, la plupart des navarrais (purs ? croisés à dominante navarraise ?...) qui restent encore, ce qui ne veut certainement pas dire que tout sang navarrais ait été éliminé : nous sommes une caste "semi-navarraise", dira-t-on quelquefois chez les Pablo-Romero.

Dans les premières décades du XIXe siècle, il se dit que :

° Pelages : les capes dominantes sont negro, berrendo en negro [et en colorado, et en castaño ? et en... ?], castaño et colorado (on ne voit donc pas encore le cárdeno, du moins de manière notable !).
° Morphologie : les toros des Gallardo sont "fins, de bon trapío et corpulents" (corpulents : un trait que l'on retrouvera particulièrement accentué chez les pablorromeros, surtout après 1930), ainsi que "de grande taille, osseux et longs" (ce qui est moins vrai du futur pablorromero !)... soit de magnifique présentation. Il est remarquable que, sur un dessin du début des années 1850, on trouve déjà chez un toro "issu de Gallardo" la caractéristique tête en trapèze des futurs pablorromeros ;
° Comportement : ils sont braves, puissants, durs de pattes, rugueux ; ils conservent du pouvoir et de la charge jusqu'au bout du combat, ce qui est rare à cette époque et que l'afición d'alors apprécie particulièrement (autre trait qui se maintiendra chez le pablorromero). Combinent-ils un peu l'imposant physique des toros cartujanos avec la caste endiablée des "toricos" navarrais ?...

Quant à eux, les pablorromero actuels sont :

+ Pelages : cárdeno et negro (les anciens ensabanados, berrendo en negro et en colorado de l'élevage ont disparu : ces lignées ne donnait plus satisfaction).
+ Trapío formidable : larges de poitrine et de croupe, beaucoup de morillo, tronc cylindrique, extrémités courtes, excellente conformation musculaire ; bref, les seuls toros d'un poids vraiment au-dessus de l'ensemble, même si la chose est devenue moins flagrante avec l’inflation généralisée de la taille et du poids. Tête petite, disproportionnée par rapport au volume de la bête mais donnant un ensemble harmonieux, avec de longs poils sur le frontal (meleno) et des poils frisés sur le cou (carifosco). Le museau est très camus. Le cou est court.

Un détail : la famille Pablo-Romero soutient mordicus que jamais, au grand jamais ! elle n’a croisé avec du saltillo. Non seulement le mundillo n’en croit pas un mot car il voit bien qu’à partir des années 1920 le type et le comportement du pablorromero n’est plus le même, mais les analyses génétiques de l’UCTL montrent le contraire : la petite part vistahermosa du pablorromero est constituée à 95% de saltillo ! Ce qui n’empêche pas le commentaire du document final de l’UCTL de soutenir la thèse officielle de la famille Pablo-Romero… ¡Vaya mundillo !

 


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(V) L'émergence du "toro bravo" (suite)
 4. Des toros « sauvages » d’Andalousie, source de la caste fondamentale vistahermosa
La famille Rivas est une famille d'agriculteurs de Dos Hermanas, à une quinzaine de kilomètres au sud de Sevilla. Dès avant 1733, date de leur 1ère attestation, aux arènes de Séville, les Rivas (en particulier un certain Tomás), élèvent des toros de combat ; on ignore leur origine précise, mais que seraient-ils d’autre que du bétail issu des troupeaux andalous ?... La plus grande partie du bétail des Rivas va devenir la source (unique ?) de la caste vistahermosa, qui, pour être andalouse, n’en présente pas moins des caractéristiques nettement différentes du cabrera et du gallardo : il devait y avoir quelque part [dans un coin de la marisma ???] un bétail original…

En 1770, à Utrera, dans la province de Sevilla, Pedro Luis de Ulloa Calís, 1er conde de Vistahermosa, amorce le création de la caste vistahermosa en acquérant la plus grande partie, semble-t-il, du bétail des Rivas. A partir de 1776, son fils Benito de Ulloa se met à sélectionner scrupuleusement le troupeau par tentadero a campo abierto (= acoso y derribo), envoyant à l'abattoir toutes les bêtes qui ne lui donnent pas satisfaction. Il se place rapidement en tête des ganaderos de son temps. Avec ses successeurs, ils tiendront le haut du pavé pendant 53 ans. Au fil des années, les bonnes qualités de bravoure et de noblesse des produits de cette origine les ont conduiront à un quasi monopole dans l'élevage bravo… au détriment des autres origines.

Les principales caractéristiques morphologiques et comportementales des premiers vistahermosa tranchent nettement avec celles des cabrera et autres gallardo . Qu’avaient donc de particulier les toros des Rivas ? dans quel coin d’Andalousie les ont-ils trouvés ? La génétique nous en dira peut-être davantage un jour ou l’autre…

+ Robes : negro nettement majoritaire, mais on trouve aussi cárdeno (noir mêlé de blanc), colorado (roux), castaño (châtain).
+ Plutôt petits par rapport à la moyenne de l'époque mais musclés et robustes ; de tête petite et ramassée ; extrémités, queue et peau fines. L'ensemble étant harmonieux et de bon trapío.
+ Ce qui les a imposés, ce sont leurs qualités de bravoure, et surtout l'alegría, la docilité et la noblesse de leur charge jusqu'à la fin du combat : ils correspondaient toujours plus à l'évolution de la corrida, depuis la lidia ancienne jusqu'à aujourd'hui.

Ils se sont scindés en de nombreuses branches (Saltillo (?) ; murube-urquijo / murube–ibarra-Parladé / murube–ibarra-santa coloma / plus les croisements Hidalgo-Barquero et Vega-Villar).


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(V) L'émergence du "toro bravo" La caste VÁSQUEZ
5. Des toros « sauvages » et fraileros d’Andalousie, plus cabrera et vistahermosa, source de la caste fondamentale vázquez
Au milieu du XVIIIe siècle, vers 1755, Gregorio Vázquez, lui aussi d’Utrera (Sevilla), forme une ganadería avec du bétail d'origine inconnue ; mais on voit mal comment ce ne serait pas du bétail andalou. Soit par lui-même, soit par son fils et héritier (1778), Vicente José Vázquez, s’y ajouteront : du bétail frailero des Chartreux de Jerez, des Jésuites de Séville, plus, peut-être, des Dominicains de Séville ainsi que des Augustins de Carmona. Lui-même ou son fils ajoutent encore des bêtes de Cabrera et du Marqués de Casa Ulloa toutes cabrera, plus des bêtes de Bécquer (vaches de cabrera X étalons du Raso de Portillo, c’est-à-dire castillans, cf. jijón). Enfin, après mille et une péripéties, le même Vicente José Vázquez ajoute des reproducteurs du Conde de Vistahermosa qui ne voulait pas, même à prix d’or ! lui vendre la moindre vache et lui transmettre ainsi la bravoure de son élevage.
Qu’à cela ne tienne, Vicente José, le fils, est un rusé. Il se rend chez l'archevêque de Sevilla et s'entend avec lui pour affermer durant 2 ans (1790-1792) les dîmes du diocèse. Comme par hasard, la zone affermée comprend les villages dont dépendent les terres de Vistahermosa... qui, la mort dans l’âme, devra donc donner à ce riche et arrogant roturier de Vázquez, un veau ou une génisse pour dix bêtes nées dans chaque catégorie. Vicente José commence par élever à part ses vistahermosa et, malgré une tienta très sévère, leur qualité est telle qu’il obtient en quelques années un ensemble de 150 vaches reproductrices de haut niveau ; il les croise alors avec son troupeau et homogénéise l’ensemble : la caste fondamentale vázquez est née. Grand succès, qui ne se dément pas jusqu’à sa mort en 1830, date à laquelle l’élevage va se fractionner.
Son objectif affiché était de créer la meilleure ganadería de son temps en rassemblant des reproducteurs des élevages les plus renommés de l'époque en vue de réunir toutes leurs qualités. Il y est parvenu, créant une véritable caste nouvelle, la caste fondamentale vázquez, et il n’a pas oublié de s’en vanter !

+ Robe : la variété des sangs entraîne une très grande variété de pelages : ensabanado (blanc), jabonero (beige), colorado (roux), castaño (châtain), cárdeno ("gris"), berrendo (pie), salinero (roux mêlé de blanc), sardo (roux, noir et blanc), tostado (pain brûlé), negro (nettement minoritaire)… soit tous les pelages connus !
+ Type : joli, de taille moyenne, large, de bon trapío ; extrémités courtes ; très bien armé ; tête (carifosco) et cou (astracanado) abondamment frisés.
+ Ils ont la réputation d'être braves, puissants et très spectaculaires à la pique, mais de s'alourdir ensuite assez rapidement ; c'est pourquoi leur présence a peu à peu diminué dans l'élevage bravo à partir des années 1920/30. Une branche aboutira entre les mains des Domecq, qui n’en garderont qu’une pointe, suffisante pour maintenir une grande variété de pelages s’ils le veulent (mais je les soupçonne d’avoir gardé quelques lignées quasiment « pures » car on voit parfois sortir des toros dont le type, et particulièrement le jarret, est typiquement vazqueño !)



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6. Les « troncs » « sauvages » de Navarre, source de la caste fondamentale navarra
De petits troupeaux sauvages pâturaient depuis des temps immémoriaux sur les rives de l'Èbre, en Navarre et en Aragon ; ils ont fini par peupler aussi le Levante et la Rioja. On parle de « troncs » navarrais. N’oublions pas qu’ils ont sans doute intégré l’apport des bovins celtes. Ces troupeaux ont évolué durant des siècles à l'écart des autres souches ibériques de bovins, ce qui a probablement contribué aussi à leur donner des caractéristiques et une personnalité particulières. La caste fondamentale navarra est issue de ces « troncs » navarrais. C’est la caste la plus ancienne de toutes en tant qu'élevage organisé puisqu’on trouve la trace de ganaderos navarrais dès le XVe siècle.

Ce bétail présente des traits particuliers :
+ Robes : le pelage typique est le colorado, dans toute la variété de sa gamme, ainsi que le castaño ; il y a aussi quelques negro, et peut-être des sardo.
+ De petite taille et peu de poids ; le tiers antérieur est nettement prédominant (aleonado). Tête, très caractéristique, à museau camus et concave ; yeux protubérants et regard vif ; des cornes caractéristiques caramel (acaramelado), dirigées vers le haut, fines et courtes, souvent en lyre.
+ D'une agressivité accusée, infatigables, très vifs et encastés, braves, de grand sentido, malins et collants (pegajoso), ces toricos posaient bien des difficultés aux toreros, malgré leur petite taille… d'oú leur régression proche de l'extinction.

Il n'en reste plus guère que dans quelques ganaderías navarro-aragonaises, qui s’en servent pour les festivités populaires traditionnelles ; et ils ont tous été plus ou moins croisés avec d’autres castes. Aujourd’hui, avec l’aide de la génétique, quelques éleveurs essaient avec acharnement de faire retrouver leur splendeur à ces petits toros dont la bravoure débordante enchantait les publics… et terrorisait la torería !


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7. Les toros « sauvages » de la basse vallée du Tage, source de la caste fondamentale portugaise
La sélection du toro de combat n'a commencé au Portugal que fin XIXe : la lidia à cheval est moins exigeante qu'à pieds ! les toros « sauvages » du cru y suffisaient. Dans le bassin du Tage, il y avait un bovidé « sauvage », appelé toiro de la terra : tout comme dans les bassins de l'Èbre, du Guadalquivir ou du Duero… du Pô, du Rhône ou du Danube... C'était un morucho court de corps, de poil long, de cornes relevées assez semblables à celles des actuels camargues ; il constitue l'origine de la caste portugaise. Évidemment, il s'est produit des croisements avec le bétail espagnol : cf. en 1830, à la mort du créateur de la caste vázquez, le roi d'Espagne Fernando VII fit don à son neveu portuguais, Miguel de Bragança, de 50 vaches et 2 étalons vázqueños.

Dans les années 1940, huit élevages pouvaient encore prétendre posséder des bêtes lusitaniennes issues de ce 1er croisement [Branco Teixeira (disparu) ; Castro e Irmao (devenu Louro Fernandes de Castro, encaste parladé) ; Francisco Dos Santos (disparu) ; Morgado de Barcelos (disparu) ; Norberto Pedroso (disparu) ; Roberto e Roberto (disparu) ; Silva Vitorino (disparu) ; et enfin Vaz Monteiro. En 1998, Vaz Monteiro était le seul des 94 éleveurs inscrits à la APCTL (Associaçao Portuguesa de Toiros de Lide) à conserver encore la race de ces toiros de la terra sous le nom de Ganaderia de Vaz Monteiro… avec la réputation de n'être qu'une relique sans bravoure, ce qu’a confirmé leur sortie à Céret en 2002 ! Mais nous avons eu la chance extraordinaire de voir ce que pouvait être la violence du toro à l’état brut, avant d’être affiné par des siècles de sélection…

Ce bétail a été conservé en tant que relique par le ministère de l'agriculture lors de la révolution agraire (1975-1977) qui a suivi celle des œillets (1974) : il ne restait plus que 37 bêtes. En 1993, Vaz Monteiro a récupéré 55 vaches et un étalon laissés à l’abandon… et il les a sauvés, en tant que "vestiges du passé", du zèle des vétérinaires qui voulaient les faire abattre pour tuberculose ! Toutefois, 11 vaches sont mortes la 1e année malgré des soins intensifs. L'élevage est mené depuis par la petite fille, Rita Vaz Monteiro. En 1998, elle a 92 vaches et 2 étalons maison : elle commence à sélectionner depuis peu.

Victorino Martín Andrés s'est intéressé à ce bétail non sans affinités morphologiques avec le sien. Rita a décidé, malgré l'avis de son grand-père, de croiser la plupart du troupeau avec des santacolomeños de José Chafik Hamdan (Ganadería de San Martín) ; tout en conservant un noyau sans croisement. Le romantisme y perd sans doute, mais pas forcément l'avenir : comment "conserver le sang" si on ne peut jamais le "rafraîchir" ?… Et puis, son choix reste dans le toro de caractère. Ce qui, en outre, lui va bien ! Par ailleurs, des analyses génétiques (lesquelles au juste ?) ont montré que ce bétail n'était pas profondément différent des autres toros bravos… on se serait douté qu’il s’agit encore de bos taurus ! mais qui sait s’il n’y a pas d’affinités génétiques entre le saltillo et le la caste portugaise ?...


Que retenir de ce long parcours, complexe, semé d’incertitudes et sans doute bien touffu ? Eh bien, justement, que les origines de nos toros de combat sont complexes, semées d’incertitudes et touffues ! C’est ce que j’ai cherché à vous faire ressentir. Pourtant, le fond est simple : des bos taurus pur jus… comme nos vaches normandes ! ils se sont différenciés en quelques dizaines de siècles selon leur habitat dans la péninsule ibérique, et ils ont intégré des apports de bétail ibéro-africain, celte et arabo-africain. Quel est donc le mystère des origines de la bravoure ? Il reste entier… enfin, presque !



TORO BRAVO, CASTES ET ENCASTES
(VI) Les sources de la bravoure

Malgré son image dans les mentalités (cf. le loup), l'aurochs est considéré comme naturellement peu agressif. D’ailleurs, les derniers rapports historiques de Pologne, juste avant la disparition de l'animal (1627), indiquent que les aurochs n'avaient pas peur des humains et qu’ils ne se sauvaient pas quand ceux-ci approchaient, ne devenant agressifs que lorsqu'ils étaient chassés ou trop importunés. D'où pourrait venir la "bravoure" du toro de combat ? Rappelons tout de même que l'agressivité naturelle de nos toros est des plus relatives ; les actuels éleveurs de bravos qui, après des erreurs de sélection, cherchent à "récupérer" la caste de leur troupeau en savent quelque chose !… Même s’il n’est pas exclu qu’un simple croisement puisse conduire à accroître l’agressivité - que l’on pense aux fameux « combats de reines » [entre elles, et non envers les humains] en Suisse - il semble quand même que l’on puisse ancrer l'ensemble des comportements du bétail bravo dans la forme sauvage, l'aurochs.

Le plus vraisemblable serait que cette bravoure relève d'un caractère sélectionné de longue date, et donc avec une certaine base génétique, qui exacerberait deux traits de l’aurochs :
° le fait qu'un bovidé sauvage traqué et acculé finit par foncer et se défendre en chargeant (dans de grands espaces, même le toro bravo actuel fuit l'arrivée de l'homme…) ; le buffle n’est-il pas considéré comme l’animal africain le plus dangereux à chasser ?
  et le fait qu'à l'intérieur des troupeaux la dominance entre individus (notamment entre mâles) s'établit chez les bovidés par des combats frontaux.

Quelques vérifications sont aisées. Aujourd'hui encore, dans les troupeaux domestiques, et particulièrement dans les races rustiques, on trouve des individus plus agressifs que d'autres… que les éleveurs s'empressent de supprimer, réalisant, comme le dit Granier, éleveur de moruchos de Salamanque et de toros de combat, "une sélection à l'envers" ! De même, bien des taureaux "sauvages" ont été si bien domestiqués en vue des travaux agricoles, tant en Espagne et au Portugal qu'en Camargue, que l'on doit aux seuls jeux taurins la permanence de troupeaux "sauvages" et agressifs jusqu'à nos jours.

Inversement, dans l'histoire de la naissance des élevages bravos, on lit couramment qu’aux origines, on choisissait, à l'intérieur des troupeaux plus ou moins sauvages, soit des individus soit des lignées particulièrement agressifs. D’ailleurs, un bovin isolé pendant des mois sans contact avec l'homme devient agressif quand on pénètre dans son enclos… même quand il s'agit d'une paisible vache normande !

Une certaine agressivité naturelle demeure donc sous-jacente chez tous les bovins. Elle peut être plus ou moins cultivée par la sélection et transformée en bravoure au moins partiellement héréditaire – ce qui suppose une certaine base génétique -. Mais, comme le montre l’histoire des élevages, cette bravoure reste fragile. Quelle est sa base génétique ? Est-elle liée à un seul gène ou, plus probablement, est-elle multi génique ? Pourquoi est-elle aussi fragile ? Là, tout reste à trouver !


TORO BRAVO, CASTES ET ENCASTES
(VII) Encastes : le mystère du saltillo…


Si vous le voulez, nous pourrons parler un jour plus en détail de la création et de l’évolution des diverses branches issues des castes fondamentales et de leurs croisements : les encastes. Pour ne pas se perdre dans le maquis, il faut visualiser des « arbres généalogiques » et les commenter. Mais je voudrais vous faire voir l’intérêt et la complexité de la chose à travers un exemple.

° La caste vistahermosa, née en 1770, se partage en 5 branches en 1821. En 1827, Ignacio Martín cède son troupeau à Pedro José Picavea de Lesaca. Or voici qu’en moins de 5 ans, celui-ci parvient à imprimer à ses toros, soudain tous noirs ou gris (cárdeno), un type et une personnalité si particuliers qu’on en vient à les appeler les lesaqueños : particularités qui perdureront sans croisement dans l’encaste saltillo et s'y conserveront jusqu'à nos jours ; Victorino en est l’exemple le plus célèbre. Telle est la thèse officielle.
Il en existe une autre, fort séduisante, avancée par Domingo Delgado de la Cámara : ces toros auraient une origine différente. Il souligne qu’il existe entre toutes les lignées vistahermosa et le saltillo de telles différences de comportement et de type qu'il est bien difficile de vouloir les faire naître d'un tronc commun. Quoi de commun entre un Atanasio ou un Juan Pedro, et un Victorino ?... Qu'a-t-il bien pu se passer ?
Le contexte permet d'avancer une hypothèse vraisemblable, d'ailleurs très cohérente avec les secrets du mundillo. Fin XVIIIe-début XIXe, 6 castes fondatrices sont historiquement traçables : jijón, cabrera, gallardo, vistahermosa, vázquez et navarra. Mais il existe encore, de-ci delà, des troupeaux non identifiés ou non répertoriés comme braves. Certains le sont pourtant, mais le prestige est attaché au nom : pour présenter ses toros dans les événements importants, un nouveau ganadero doit pouvoir attester d'une prestigieuse provenance.
Domingo Delgado de la Cámara pense que, faute de pedigree suffisant pour pouvoir lidier dans des plazas importantes, le propriétaire des toritos gris à la bravoure inlassable aurait acheté des bêtes d'origine vistahermosa pour faire figurer cette provenance sur les affiches. Mystification !
Indice. Les Picavea, riche famille navarraise de Lesaca, ont pour blason un écusson au toro blanc : ils devaient bien posséder quelque bétail, possiblement de robe claire, et possiblement brave...
Autre indice. En 1838, Isabel Montemayor, épouse et héritière de Picavea, cède à Manuel Suárez Cordero du bétail qui aboutira dans le noir murube, l'encaste vistahermosa source de quasiment toutes les lignées modernes, par Ibarra et Parladé, bien typées vistahermosa. En 1850/1854, le fils aîné et héritier d'Isabel, José Picavea de Lesaca, cèdera au célèbre Marquis de Saltillo le reste du troupeau, ce qui donnera le fameux encaste saltillo, si différent de comportement et de type. Il serait fort logique que la cession de 1838 porte essentiellement sur le vistahermosa, et celle de 1850/1854 essentiellement sur le lesaca.
Nouvel indice. Sentant la maladie le gagner, Pedro José Picavea a recommandé à son épouse Isabel Montemayor de ne pas faire de croisement, conseil qu'elle s'attachera à suivre et qu'elle transmettra à son fils et successeur José, lequel s'empressera de le suivre avec soin. Ce conseil impératif, à une époque où l'on ne se préoccupe guère de la cohérence des lignées dans les élevages, se comprend mieux si on veut conserver à tout prix une souche originale, unique... et occulte !
Pour mener à bien une telle mystification, il fallait un fameux culot, du savoir-faire... et beaucoup de terres pour la discrétion ! Notre Picavea, qui n'a pas froid aux yeux et qui est richissime, remplit toutes ces conditions.

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