José TOMÁS, l'œuvre et le regardeur...
« C’est le regardeur qui fait l’œuvre »
Les chroniqueurs sont d’accord pour dire qu’il s’est passé quelque chose de grand à Nîmes le 16 septembre 2012, date du solo de José TOMAS ; quelle peut être la part prise dans ce succès par la préparation minutieuse de l’évènement ? Le public n’a-t-il pas contribué lui aussi à cette réalisation ?
Il est commun de dire que le spectateur participe à l’invention de l’œuvre d’art ; le public en posant son regard sur une toile devient à son tour artiste et recrée avec sa propre sensibilité une histoire qui lui appartient. Pour un peintre les transferts de l’autre sur leur propre tableau en constituent un "miroir"...et c'est pour cela qu'au delà du temps intime de la création, l’œuvre n'appartient plus à son géniteur et adopte une vie autonome, chargée des regards des uns et des commentaires des autres... Autrement dit depuis la célèbre phrase de Marcel Duchamp (1), « c’est le regardeur qui fait l’œuvre »:
C’est le regardeur qui fait l’œuvre : l’artiste interprète le monde extérieur et c’est le spectateur qui investit la création en déchiffrant et en lisant la proposition artistique, ajoutant ainsi sa propre contribution à l’acte initial. Mais en-deça de cette appropriation il n’est pas aberrant d’évoquer l’interactivité directe avec l’œuvre lorsque le public participe directement ou indirectement à l’acte de créer comme en tauromachie. Cette affirmation de Marcel Duchamp a peut être guidé l’esprit des trois protagonistes lorsqu’ils ont élaboré l’évènement qui devait se transfigurer en une œuvre et qui a été salué comme tel quasi unanimement par le mundillo et même au delà. Je ne le pense pas, mais, si pour certains la providence a agi en faisant qu’il en soit ainsi, il est permis d’affirmer que de manière plus prosaïque la préparation minutieuse - un peu cynique diront d’autres – a accouché de ce fameux 16 septembre 2012.
Le duende est source d’émotions et créateur d’art
Peut-on rapporter cette théorie admise pour l’art à la corrida ? Celle-ci n’est pas uniquement une activité de nature artistique mais elle en contient les éléments essentiels : l’opérateur dispose d’une matière brute qui reste à façonner, le taureau, il va vivre une séquence constituée d’un affrontement de l’homme à la matière; des règles garantissent la conformité du résultat aux canons éthiques et esthétiques et enfin il est confronté au public qui, en principe, est le régulateur du marché. Et même dans ce domaine, les spéculateurs esthètes influeront sur le marché de l’art comme les affairistes pèsent sur les spectacles taurins. L’éphémère de la lidia se rapproche aussi des expressions artistiques spontanées et fugaces que sont les installations et les happenings dont la mémoire est conservée par l’image numérisée avec la même perte de sensibilité qu’implique l’utilisation d’un média lors de la retransmission télévisée d’une corrida.
Selon l’observation de Francis Wolff (2), la matière première à façonner proposée au torero est la charge du taureau et non pas le taureau lui- même; les gestes du torero vont ponctuer, rythmer, lier et conclure la faena donnant ainsi forme au mouvement créé par le déplacement du taureau par rapport au torero. « Le toreo fut inventé par celui pour qui la ligne droite en se soumettant devint courbe » précise José-Carlos Arévalo (3). Et c’est ainsi que des toreros aux succès pourtant rares sont ou ont été appréciés parfois pour un seul geste : Curro Romero, Morante de la Puebla, ou à une moindre mesure Javier Condé, peuvent satisfaire leurs amateurs par un relâchement extrême dans la réalisation d’une naturelle qui n’en finit plus de s’alanguir...
En règle générale la sélection de l’art reconnu par les marchands et les collectionneurs, son assimilation par le grand public procèdent de démarches rationnelles où le coup de cœur n’est pas l’essentiel même s’il est avancé pour parfaire la communication. Il est bien connu que pour qu’un artiste soit « accompagné » dans la jungle du marché actuel de l’art il doit remplir une condition essentielle : être capable de produire un nombre important d’œuvres pour satisfaire la demande de ceux qui font les tendances ; il existe en effet des lancements comme on lance un produit. Exit l’artiste bohême qui paye ses repas frugaux et son gîte en échange d’un tableau. Le processus implique de faire des choix à chaque étape et l’improvisation n’a que peu d’espace dans un secteur où l’on attendrait plutôt de la spontanéité et de la créativité. Toute naïveté ou ingénuité n’est plus de mise dans un monde où les activités s’inclinent désormais devant la domination de l’économique.
Le diable se niche dans les détails
En dehors de ce qui s’est passé sur le sable et qui reste la rencontre de l’intelligence et de la force brute, c’est l’heure de vérité, quelle qu’en ait été la préparation. Que l’on aime ou pas, le 16 septembre a été conçu d’une manière remarquable, faisant très certainement recours à une analyse systémique permettant d’en garantir les moindres détails. Demeurait toutefois l’incertitude de l’alliance du taureau à la volonté du torero et de l’organisateur.
Décortiquer a posteriori cet évènement révèle combien la préparation s’est attachée à respecter les trois axes devant en constituer la colonne vertébrale : scénariser la corrida, imposer un contexte et aiguiser les choix à faire. Pour réussir un spectacle il faut un bon synopsis, en l’occurrence celui de ce jour devenu unique sera le suivant : le torero le plus énigmatique du circuit, et qui a fait de la rareté de ses prestations un des fondements de la conduite de sa carrière, négocie la seule prestation qu’il servira en France. Pour surprendre et créer l’évènement, il décide d’affronter, seul, les six taureaux prévus en matinée. A cette fin il s’attache à veiller au moindre détail; il s’entraîne très régulièrement pendant de longues semaines et répète la course avec toute son équipe une semaine avant la date dans une arène madrilène. La communication aidant, les jets privés affluent du monde entier vers ce lieu mythique, l’amphithéâtre romain. En ce jour consacré au patrimoine, la ville de Nîmes est assiégée plus que pour une féria de printemps par une affluence de gens passionnés, par des occasionnels qui pourront dire « j’y étais » et par les curieux et quelques sceptiques venus palper l’atmosphère. Pour ceux qui ne pourront y assister, nombreux sont ceux qui erreront autour du monument imaginant le déroulement de la corrida au travers des sons qui leur parviennent. Ils sont tous convaincus de vivre un moment particulier ; le spectacle sera-t-il à la hauteur des attentes ? Les conditions pouvant garantir que cette matinée devienne exceptionnelle sont méticuleusement réunies : José Tomas affrontera seul six taureaux provenant de six élevages différents.et sélectionnés « a gusto ». Ce sera la seule corrida en France parmi les quatre qu’il a décidé de combattre cette année. La communication insiste sur la difficulté de l’exercice, l’exclusivité obtenue pour Nîmes et l’annonce à l’avance d’un « no hay biletes » orchestré par la vente par abonnements ; les revendeurs de l’ombre campaient rue de la violette depuis plusieurs jours. Même France Info consacrera deux journées à promouvoir l’évènement. Un atout supplémentaire fait monter la pression puisque ce torero revendique être hors système et qu’il entend gérer sa carrière à sa main. La plénitude sera atteinte avec la perfection des choix : une attention particulière est portée à la sélection des encastes et à l’intérieur de ceux-ci au tri des taureaux - 12 taureaux seront amenés à Nîmes pour n’en combattre que six – la mise en scène exigera des capes en soie qui magnifieront la diversité des gestes, certains longtemps oubliés et habilement ressortis de l’empreinte taurine.
« La musique aussi atteint l’âme de la foule »
La foule, majoritairement conquise à l’avance, est venue communier avec ce José Tomas dont le comportement dans la vie comme dans l’arène, son passé et sa carrière atypique ne laissent pas indifférent même s’ils ne convainquent pas toujours. Le public sera soufflé, subjugué, sidéré par la pureté des gestes et la simplicité affichée devant l’épreuve. Un signe de la réussite : les jugements défavorables, il y en eut peu, et les allusions n’ont été le fait que de personnes bizarrement absentes de l’amphithéâtre, les contempteurs incorrigibles de l’extraterrestre de Galapagar; mais Socrate n’affirme-t-il pas que nul n’est méchant volontairement. L’acteur, « actuor princeps » est devenu « ac-tueur » par la profondeur des estocs faisant taire les critiques pour une trêve suspendue à la conduite qu’adoptera le maestro pour la suite de sa carrière ; la barre est haute. Basta le scénario et la mise en scène sans faille, ne restera que la somme des émotions et des souvenirs.
Indéniablement le public, conscient du contexte favorisant, s’est laissé entraîner à la transformation d’un évènement marquant en une corrida heuristique (4) ; la question restera de savoir ce qu’il serait advenu en cas d’échec. C’est en cela que l’on peut convenir que dès le premier combat le public conquis a contribué à faire de l’œuvre dessinée sur le sable en six tableaux cet avatar qui ouvre une page de l’histoire tauromachique, cette science des choses qui – selon Paul Valéry - ne se répètent pas. "La meilleure corrida, c'est toujours celle où l'on n'est pas. Nous n'y étions pas », concluait Francis Marmande (5) ; je ne saurais dire mieux, n’y étant pas moi-même.
Dominique VALMARY
(1) Marcel DUCHAMP (1887 – 1968). Fils de notaire il est élevé dans une famille d’artistes. Autodidacte il deviendra lui-même artiste après avoir hésité avec le métier d’humoriste. Son exercice est éclectique et s’exprime avec le souci de révolutionner la conception académique de l’art. Il a traversé les principaux mouvements artistiques du XX° siècle (cubisme, futurisme, dadaïsme et surréalisme. Il sera précurseur de l’art conceptuel et des happenings. Il est connu par le grand public pour avoir créé le ready-made qui fait, selon la définition d’André BRETON, que « l’objet est promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste », l’œuvre emblématique étant le célèbre urinoir.
(2) Francis WOLFF. Philosophie de la corrida – Fayard – histoire de la pensée - 2007
(3) José-Carlos AREVALO. Le Mystère Taurin – Cultures Sud - 2005
(4) Simon CASAS. La corrida parfaite – Au diable Vauvert - 2013 / R BERARD, JM MAGNAN, F WOLFF – Une corrida pour l’histoire – Ed° Passiflore
(5) Francis MARMANDE. Six contre un, « la corrida historique » de José TOMAS – Le Monde du 17 septembre 2012