VEEDOR (1er épisode)
UNE NOUVELLE INEDITE
de Georges GIRARD *
à Francine.
à Marion qui aimait tant Chamaco...
Note de l'auteur : Toute ressemblance avec des personnages ou des évènements existant ou ayant existé est purement fortuite, quoique...
* Georges Girard réside dans le Var. Retraité de l’éducation nationale, passionné d’histoire, de maquettisme d’exposition, ancien alpiniste, spéléologue et parachutiste amateur, il est aussi aficionado et collabore à la revue Toromag. Il est l’auteur de plusieurs recueils de poésie, et de trois nouvelles dont le fil conducteur est la guerre d’Espagne : "Le jupon rouge de Rosario", texte lauréat au concours Toreria 2007, aux éditions Alteregal, "Le pyjama de lumière", finaliste au Prix Hemingway 2009, aux éditions Le Diable Vauvert. Le dernier volet de cette trilogie, Veedor, présentée au concours Toreria 2009, tient dans une nouvelle inédite que Vingtpasses publie ici en intégralité dans une serie de 6 aricles dont voici le premier.
NB : Le lecteur impatient peut accéder au texte intégral sans attendre la publication des épisodes suivants en cliquant ici
CHAPITRE 1
Où il est question de déboutonnages
Pueblo de Granada, fin juillet 1976.
Carlos Fabra, dit Carlino, qu'on surnommait "El Manco", tournait à vide et avec frénésie la mollette de mise au point d'une relique de jumelles qui avaient dû être des Zeiss, dénichées dix ans plus tôt sous un tas de pierres sèches à l'orée d'un champ. Il ne les quittait plus, sinon pour se laver, chose qu'il entreprenait très rarement vu que l'eau était précieuse et qu'il importait de ne pas la gaspiller ! Les laissant pendre à la courroie de ficelle bricolée, Carlino pointa vivement l'index de sa main valide en direction d'une silhouette qui montait le chemin vibrant d'air surchauffé. En ce milieu de matinée la température grimpait déjà.
- C'est Elle ! Elle arrive ! Elle vient porter à boire ! Carlino est content ! Carlino est très content !
Un sourire extatique retroussait ses lèvres épaisses sur une denture tout de guingois.
- ¡ Quieto hombre ! Calme-toi !.. De toute façon elle sera pas là avant un bon quart d'heure. Tu ferais mieux de mettre vite fait de l'ordre dans ta tignasse d'épouvantail... Amparo n'aime que les hommes soignés !
- Andres a un peigne à prêter à Carlino ?
- Pas sur moi. Martial, passe-lui le tien.
- Pour qu'il me casse encore trois dents comme la dernière fois ? Qu'il se démerde... Padre, vous auriez bien un peigne, non ?
- Fous-toi de ma gueule Martial ! Andres et toi, je vous trouve foncièrement cruels envers Carlino. Vous savez pourtant qu'il n'a pas toute sa tête... Fichez-lui la paix, bon Dieu !
- Amen !... Tu as raison l'abbé, nous sommes des brutes ! Sauf qu'il aime assez qu'on le charrie le Carlos, et c'est sans méchanceté, non ?
- C'est pas un peu fini vos discussions ? J'aimerais me reposer au calme. Cette chaleur de plomb me tue, pas vrai Carlino ?
- Si Andres dit qu'il fait chaud, alors Carlino a chaud lui aussi.
Il n'en finissait plus avec sa mise au point. A l'ombre ronde de l'olivier les corps étendus dessinaient les rayons d'une roue de charrette. Ils avaient accroché leurs chemises aux branches basses, l'abbé sa soutane retournée comme peau de lapin. Une femme effectivement approchait, tirant un âne gris chargé d' un chapelet de botijos ruisselants et ventrus.
Elle disparut dans le dernier lacet avant le raidillon qui mène à l'aire de battage.
- Carlino ne la voit plus ! Carlino l'a perdue ! Carlino est un burro ! Et il s'enfuit à toutes jambes, moulinant frénétiquement des bras. Recroquevillé contre un muret, il ne bougea plus. Il pleurait...
- Pauvre gosse !
- L'abbé, je te rappelle que le gosse en question aura bientôt la cinquantaine et qu'il ne t'a pas attendu pour galoper après toutes les gamines de la région ! Malgré son bout de ferraille dans le crâne, manchot ou pas, il court comme un lapin, même que quelques pères ont failli sortir les fusils ! Enfin, ceux qui avaient réussi à en garder un... Avec toutes ces réquisitions, ça n'a pas été facile de camoufler des flingues, surtout des armes de guerre ! La Gardia Civil a perquisitionné chez moi je ne sais plus combien de fois...¡ Hijos de Puta !
- Oui mais toi... après quinze ans dans leurs prisons, tu étais resté un suspect. Maintenant, ça va changer, le Roi l'a proclamé... ! La guerre est finie... Le franquisme c'est fini ... Que Dieu en soit remercié !
- Que tu dis... Les camarades n'ont pas confiance. Et moi non plus d'ailleurs. Même certains vieux de la Phalange pensent comme moi, tu imagines. Je l'ai entendu à la télé chez Jefe. Pourtant eux, il en ont donné des gages de bonne volonté depuis quarante ans !..
C'est pas tout ça, Andres ! remue-toi, nous avons de la visite !
- Tu me fatigues, l'instit, avec ta dialectique... Putain ! Mais c'est vrai qu'elle arrive ! T'aurais pas pu le dire plus tôt, non ?
Le bourricot rétif mordille la longe courte. Elle continue d'avancer avec une grâce ondulante dans la splendeur de ses quarante ans. Ses cheveux de jais en bandeau se rejoignent sur la nuque en un lourd chignon, sa peau est hâlée naturellement. Elle est en nage. La bricole tendue par l'animal fait ressortir les muscles d'une épaule galbée, raidissant le coton anthracite de sa robe, écrasant sa poitrine épanouie qui colle, triomphante, au tissu moite de transpiration. Tous les boutons du col sont dégrafés. Chacun de ses pas souples creuse sur ses cuisses, entre l'aine et la hanche un sillon nerveux dont le léger vêtement conserve l'empreinte. Ses jambes sont longues, son ventre plat, ferme. Elle a ouvert aussi le bas de sa robe pour se faciliter la marche. Il émane de sa personne une troublante sensualité...
- ¡Hola Padre ! Hola Martial ! Hola Andres ! Qu'est ce que vous avez encore fait à Carlino ?
- Il boude ! Il ne t'avait plus dans ses jumelles !
(A SUIVRE)