Pour la corrida, est-ce la fin de l'histoire ?

Publié le par vingtpasses

Pour la corrida, est-ce la fin de l'histoire ?

Par François ZUMBIEHL*

Synthèse de l'intervention aux Jeudis du Cercle du 7 Mai dernier intitulée "Pour la Corrida, est-ce la fin de l'histoire" devant les membres du Cercle Taurin Nîmois. L’auteur du « Discours de la Corrida »(1) et du célèbre « Manolete » (2) (3) analyse le rituel tauromachique et l’art raffiné qu’il produit sous l’angle de son évolution positive séculaire, ainsi que les signes inquiétants qui le menacent aujourd’hui…

Pour la corrida est-ce la fin de l’histoire ?

Cette interrogation peut avoir deux sens contradictoires : la corrida est en danger soit par le dépérissement de sa qualité intrinsèque – sa décadence comme l’affirment certains -, soit par son rejet de plus en plus prononcé par une large couche de l’opinion relayée par les médias, sans oublier les mouvements animalistes.

On peut, au contraire, considérer que le spectacle taurin est parvenu à une sorte de sommet, en tout cas sur le plan esthétique : « On n’a jamais toréé aussi bien » répètent souvent les professionnels et bon nombre d’aficionados. De même dit-on, non sans raison, « que le toro est plus brave que jamais », compte tenu de son engagement dans la muleta et dans le jeu en général.

Joselito et Belmonte
Joselito et Belmonte

Commençons par ce bon côté des choses : depuis la fin du XVIIIe siècle l’art taurin n’a cessé d’évoluer dans le sens d’un plus grand raffinement. Le toreo andalou, reposant sur le temple et la grâce a supplanté la tauromachie pyrénéenne, reposant sur la course des hommes et l’esquive. Le toreo est reconnu comme un art à part entière avec la « révolution » provoquée par Belmonte au contact de Joselito : le mouvement des bras remplace l’agilité des jambes ; les terrains de l’homme et du toro se rapprochent, les courbes qui prolongent la passe remplacent les lignes droites, la lenteur s’impose….Après, viennent l’enchaînement des passes avec Chicuelo, l’avance vers la corne contraire et l’immobilité de l’aguante, avec Manolete, ce qui augmente considérablement le pourcentage des faenas réussies, les liaisons « improbables » inventées par Ojeda, rivé à un espace de plus en plus restreint. Dans le même temps, une sélection de plus en plus rigoureuse développe chez les toros des qualités offensives, les conduit à s’engager en baissant la tête, à répéter leurs charges.

« Cúchares" -1818-1868
« Cúchares" -1818-1868

Dans l’organisation et la réglementation du spectacle l’évolution est également, et à l’évidence, « globalement » positive : vers les années 1845 Francisco Montes Paquiro impose les trois tiers et la suprématie du matador. Dans les années 1850-1860 Cúchares développe le toreo de muleta avec la main droite, faisant de ce leurre bien autre chose qu’un simple instrument pour la mise à mort (avec raison la périphrase pour la tauromachie devient « l’art de Cúchares »). En 1900 le tirage au sort des toros devient la règle sous l’influence de Mazzantini. En 1928 le caparaçon empêche le carnage des chevaux et permet de mesurer davantage à la pique la bravoure des toros.

Tout est-il pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Non, évidemment. Nombreux sont les signes inquiétants qui affectent le présent et menacent le futur de la corrida.

Le spectacle d’une certaine manière s’est figé, pas d’évolution remarquable depuis plusieurs décennies, et l’émotion, ingrédient essentiel de la fête taurine, se fait de plus en plus rare. Certes, la beauté plastique des passes et l’élégance des gestes sont indéniables, et les documents vidéos montrent que de ce point de vue l’art des grands prédécesseurs, Ordoñez, Rafael Ortega, Pepe Luis Vazquez (4), Manolete, était en un sens moins « abouti », mais ceux-ci avaient plus de créativité, un plus grand sens de l’improvisation, les toros étaient moins dociles, d’où davantage d’émotion de la part du public.

Deux qualités fondamentales font défaut aux toreros actuels parce qu’elles ne sont plus nécessaires : le sens de la lidia – la technique du combat – qui devrait être l’échafaudage sur lequel se construit la faena, et la torería, qu’on peut définir par le talent de trouver le geste opportun et élégant pour résoudre une situation ou un danger imprévus.

« On torée mieux qu’hier », mais un seul type de toro : le toro « bravito », presque jamais complètement mauvais ou manso, mais combinant rarement la bravoure et la caste, ce reste de sauvagerie du toro bravo ; un toro qui « sert », comme disent les professionnels ! Il est vrai que les éleveurs sont devenus les parents pauvres de la Fête, obligés de se plier aux exigences des figures et de la grande masse du public, survivant à peine sur le plan économique, mise à part une dizaine d’entre eux, recourant aux fundas, pour éviter les pertes des toros dans les luttes de la prairie, et pour faire en sorte que les cornes restent astifinas, comme l’exige le public. Il s’agit d’une manipulation de plus.

Ces deux pertes progressives d’équilibre – équilibre entre l’émotion esthétique et l’émotion du danger et, par ailleurs, équilibre entre la sauvagerie du toro et sa propension à servir l’entreprise artistique du torero – justifient un sentiment de relative décadence, une décadence annoncée – il faut le dire ! – dès les années 30 par des écrivains tels que Hemingway, Montherlant, Díaz-Cañabate ou Chaves Nogales.

Hemingway, précisément, a affirmé que, pour que la corrida survive, il faut « que l’on continue à élever des toros bravos et que les gens continuent de montrer leur intérêt pour la mort. » On comprend, en effet, que la permanence de la corrida est liée au fait qu’on continue à percevoir et assumer la signification profonde de ce rituel, à savoir :

-la mise en scène de l’affrontement entre le caractère redoutable d’une bête et l’intelligence d’un homme, s’exprimant en particulier par la grâce de son art ;

-la mise en scène de l’affrontement entre la vie et la mort.

Pour la corrida, est-ce la fin de l'histoire ?

Or il se trouve que la mort et ses rituels publics ont disparu du paysage de la plupart des sociétés contemporaines. Tout cela est occulté comme quelque chose d’obscène.

Par ailleurs, la corrida est fondée, à son origine, sur l’osmose entre la ville et la campagne, sur l’envahissement des places publiques, puis des arènes urbaines par le campo. Or, nos sociétés hyper-urbanisées ont perdu le contact avec les réalités de la campagne ; beaucoup de jeunes ne savent plus ce que c’est que d’avoir à tuer un animal après l’avoir élevé. « L’idéologie de Walt Disney » (l’équivalence de statut entre les hommes et les animaux) est reprise, dans une formulation radicale, par les mouvements animalistes, importés du monde anglo-saxon prédominant. Cet animalisme anti-taurin constitue la menace externe la plus directe contre la corrida. Heureusement, il est desservi par les excès de son fanatisme. Face à ses agressions deux réponses, qui se rejoignent et s’épaulent, ont été orchestrées par l’Observatoire national des cultures taurines, qui a su ne pas tomber dans le piège de la provocation : la réponse judiciaire et la reconnaissance culturelle, dans l’esprit des conventions de l’UNESCO de 2003 et 2005. Notre principal angle d’attaque a été la défense de la liberté culturelle des aficionados et de leur droit à la diversité. Nous avons revendiqué et obtenu, auprès des principales instances judiciaires, l’exigence du respect de notre communauté, ce qui nous resitue dans le combat on ne peut plus actuel contre l’uniformisation des modes de pensée et de vie.

Reste la question cruciale pour l’avenir de la corrida : le renouvellement de l’afición auprès des jeunes, la « transmission de génération à génération », condition sine qua non pour qu’un patrimoine culturel immatériel reste vivant et légitime.

Pour la corrida, est-ce la fin de l'histoire ?

Quant aux « jeunes générations », il faut savoir leur expliquer ce qui constitue l’essence de la tauromachie, ce qui la justifie, en particulier sur le plan écologique, préoccupation à laquelle ils sont très sensibles. Il faut, en outre, envisager avec eux l’évolution possible et souhaitable de la corrida, dont ils seront les héritiers.

Pour qu’elle soit acceptée par le plus grand nombre on peut songer à éliminer progressivement ses aspects sanglants, soit comme a voulu le faire Don Bull à Las Vegas (mais la corrida devient mascarade !), soit comme s’est proposé de le faire Salvador Tavera avec sa « corrida moderne », joignant les tauromachies à cheval et à pied, et éliminant le picador (mais alors il faudra bien limiter le poids, l’âge et la bravoure du toro pour qu’il puisse être toréé sans pique).

Je pense, au contraire, que l’évolution souhaitable est dans le fait que le spectacle retrouve toute sa dimension de rituel, et qu’à côté de ses acquis artistiques il ne perde pas son authenticité de combat vivant, avec sa part d’imprévisible. Pour cela il faut revoir plusieurs points et améliorer grandement les choses dans plusieurs directions :

  • revoir les critères de sélection pour que le toro retrouve la bravoure de jadis de telle sorte que le torero éprouve la nécessité de lidier avant de toréer ;
  • préserver la variété des encastes ou branches de race brave en évitant la monoculture du sang Domecq ;
  • s’interroger sur la pertinence et les conséquences éventuellement négatives de l’apposition des fundas (gaines de protection des cornes) dans le campo ;
  • développer, selon la recommandation du maestro Jaime Ostos, les corridas de 6 toreros, avec inclusion obligatoire à l’affiche d’un ou deux jeunes matadors, et avec tirage au sort de l’ordre des prestations ;
  • revoir l’organisation et le coût des novilladas, en supprimant l’obligation pour les jeunes aspirants d’être accompagnés par 2 picadors et 3 banderilleros. Ces coûts prohibitifs paralysent l’émergence de nouveaux talents ;
  • revoir, surtout en Espagne, l’organisation du marché pour que celui-ci ne soit pas plié et figé, en début de temporada, pour tout l’ensemble de la saison et, quelquefois, pour plusieurs années et sur un nombre considérable d’arènes ;
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  • retrouver une corrida avec trois vrais tiers et non un seul, les deux autres devenant une formalité. Il faut revoir en particulier l’exécution et le règlement de la pique ; bannir la monopique, mais alors mesurer le temps où le toro est laissé à la merci du picador, et être particulièrement vigilant à l’endroit où doit être appliqué le fer : à la base du morrillo, et non pas dans la croix, encore moins en arrière (dans 90% des cas !), et sur les côtés ;
  • garder toute sa place à la mise à mort dans l’arène, qui constitue le cœur du rituel de la corrida. Mais il convient, à mon sens, de revoir ou de corriger les phases ultimes, parfois sordides, et extérieures au combat (c’était l’opinion d’Antonio Ordoñez), où le toro, dans son agonie, apparaît comme une victime plus que comme un combattant. Je veux parler des coups de grâce maladroits et à répétition qui suscitent un spectacle déplorable, voire insoutenable, qu’il s’agisse du descabello et surtout de la puntilla. Pour ce dernier coup il faut, comme c’était le cas dans certaines grandes arènes, confier la chose à un puntillero professionnel, et non au troisième banderillero, ou recourir au pistolet d’abattoir pour mettre fin à l’agonie de l’animal après un nombre raisonnable de tentatives à la puntilla.

En conclusion je dirai que la corrida ne peut évoluer que par le haut, en cultivant ses fondamentaux. Si elle devait mourir un jour, faute d’être comprise par un nombre insuffisant d’aficionados, que ce soit en conservant sa dignité, comme meurt un toro brave.

* Agrégé de Lettres Classiques, Docteur en anthropologie culturelle, François ZUMBIEHL a exercé des fonctions dans divers domaines de l'Éducation et des relations culturelles internationales. Il est Vice-Président de l'Observatoire National des Cultures Taurines.

(1) Le Discours de la Corrida - François Zumbiehl - Éditions Verdier 2008

(2)"Manolete" François Zumbiehl Éditions Marval 1995, Éditions Autremeent 2008

(3) www.vingtpasses.com/article-manolete-un-profil-39461123.html

(4) www.vingtpasses.com/article-pepe-luis-vazquez-la-derniere-porte-des-princes-117970832.html

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M
"l'évolution souhaitable " que préconise François Zumbiehl, c'est précisément ce que quelques arènes françaises s'efforcent de maintenir depuis bien longtemps déjà .On a pu vérifier bon nombre de points de cette "'évolution souhaitable" préconisés par F.Zumbiehl dans les arènes de Vic le week-end dernier.Encore faut-il que les aficionados soient correctement informés et ne se laissent pas détournés par le "frou-frou" ou le "bling-bling" .
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V
Précisément, quelques arènes dans la ligne de cette évolution souhaitable, à part notre satisfaction, ne suffiront pas à transmettre et essaimer les principes et l'éthique de la Fiesta, éviter les dérives et préparer l'avenir. La diffusion de la culture taurine et la pédagogie en direction des publics sont indispensables et inséparables de notre passion tauromachique. Beaucoup de travail en perspective, au niveau de l'aficion et des clubs taurins. Quant à l'information, l'approche est plus délicate...