RAISON ET SENTIMENTS
Échanges entendus l’autre jour lors d’une conversation entre aficionados avertis, donc exigeants :
A propos de la chute de fréquentation des corridas dans les grandes arènes : même le Juli ne fait plus le plein. Une crise qui s’ajoute aux attaques sournoises contre tous les symboles de la tauromachie, et autres mauvaises nouvelles. Nuages noirs sur l’horizon !
A propos, aussi, des cartels de la prochaine Feria de Pentecôte : des figuras, ça, il y en a. Mais côté toros, hum ! ça va « servir »... Rien pour les aficionados. Pas un geste de l’empresa qui sait bien pourtant ce qu’ils attendent… Le signal est clair. Et donc, pour la Pentecôte, ils iront à Vic, chaque année plus nombreux…
Choc des cultures où s’affrontent chez les mêmes, d’un côté l’incontournable exigence du toro-toro et de la pure aficion, et de l’autre, la crainte de voir se dépeupler les gradins, et donc l’imminence d’un péril annoncé. Difficulté de concilier des exigences contradictoires : Raison et sentiments, ou si on préfère, le cœur et la raison. D’un côté, les sentiments, c’est à dire la passion pure et ardente et la satisfaction exclusive des attentes personnelles, mais aussi les risques d’échec et de trahison. Et de l’autre, simplement : la raison. Dans son roman, Jane Austen a concilié ces oppositions avec délicatesse et leur a inventé une fin heureuse et attendrissante. Rapporté à notre passion d’aficionado, le scénario est autrement plus complexe.
Dans ses plus belles heures, la corrida a été portée par des hommes au talent exceptionnel et novateur, capables d’attirer les foules et de remplir les « étagères » : Ordoñez, El Cordobés, Litri-Camino, Paco Ojeda (souvent imité, jamais égalé), Chamaco, et plus près de nous José Tomás (et sa corrida « parfaite »)… Au fil du temps, c’est sûr, d’autres talents singuliers viendront à nouveau créer l’événement, avec des faenas d’anthologie, de celles qui restent gravées dans les mémoires, et dont on parlera des années durant. Et cette couronne vivante, signe des grands jours, viendra, comme avant, coiffer la cime de l’amphithéâtre.
Le problème est ailleurs. Remarquez au passage que l’affluence sur les gradins doit généralement beaucoup à un public dépassant largement le cercle de l’aficion. Un public festif dont le flot est grossi par le touriste ordinaire fasciné par les ors, les triomphes et les clameurs... mais pas par le toro-toro. Il ne vous a pas échappé aussi que les grands triomphes gravés dans les mémoires et dans les plus belles pages de la corrida ont de façon constante opposé des toreros célèbres à un bétail souvent juste de caste, d’armure et de force. Les évènements exceptionnels comme l’inoubliable anthologie de Nimeño face aux Guardiola sont plus rares. Dommage, mais c’est comme ça !
Par conséquent, le dilemme est celui-ci : Céret est à la fois un exemple et un cap intangible vers l’avenir de la corrida, grâce à son toro de premier tiers brave et fort, premier critère du choix programmatique de l’ADAC. Ici comme à Vic, l’aficionado vit une passion confiante qu’on espère durable, jamais trahie par des calculs mercantiles. Mais remplit-on facilement les grandes arènes avec le toro de Céret ?
L’alternative tient dans ce mot : équilibre. En contrepoint de la pure aficion, une gestion possible des arènes « généralistes » passe durablement par la taquilla avec des cartels luxueux et les triomphes plus faciles qui vont avec. D’un autre côté, sans parler de la référence madrilène et du sérieux traditionnel de Bilbao ou Pamplona, des grandes arènes françaises assument l’impérieuse nécessité de cet équilibre, affichant aussi dans leurs cartels des toros bien présentés qui ne font pas que « servir », et certaines figuras qui acceptent de les affronter. Ce n’est pas facile, c’est possible. Et les grandes arènes qui n'ont pas encore initié cette démarche devraient s'en inspirer
A l’écart des oppositions manichéennes et des querelles de chapelles, cet enjeu capital pour l’avenir de la corrida devrait d’évidence être compris de tous.