Une Nouvelle

Publié le par guy PAILHES

«  LA PREMIERE »  (1/3)

Une heure trente au cadran vert du fourgon... C'est mon heure. Pablo est attentif au volant, son casque à musique sur les oreilles. Nous avons convenu d'arrêter la radio à minuit, après l'écoute des nouvelles taurines du jour: Enrique a coupé trois oreilles, Don Celestino a sorti quatre bons toros, Antonio a quatre centimètres dans la cuisse... C'est mon heure. Derrière Pablo je devine José : pomme d'Adam haut levée, bouche ouverte, étreignant son gros coussin comme un trésor. A son côté Venancio a pris sa position préférée : le front sur le siège avant, cassé en deux sur son coussin inutile. Derrière moi Rafaé est affalé de tout son long, les mains agrippées à la ceinture de sécurité. A l'arrière les deux frères Santi rêvent en dodelinant de la tête. De temps à autre, un gros soupir, quelques mots incompréhensibles, un pet sonore et malodorant...
 

C'est mon heure. J'ai été insomniaque très tôt. Je rêvais d'envols de capes, de passes interminables dans une Andalousie miniature où Huelva, Séville, Cadix, Cordoue ou encore Grenade étaient de gros villages séparés par des enclos remplis de toros. Ces toros, je les côtoyais sur le chemin de l'école. J'oubliais l'heure en les admirant : dans un sens j'arrivais en retard à l'école et le maître me grondait en me jetant sa mauvaise haleine de mauvais tabac au visage. Dans l'autre sens, c'était ma mère qui m'attendait; au fur et à mesure que je grandissais, c'était la fessée puis la gifle puis... le découragement devant l'entêtement.
 

 C'est mon heure... combien de temps, combien de doutes, de kilomètres, de triomphes et d'échecs, de blessures aussi... Je l'ai voulu profondément et obstinément voulu. Je dois dire que j'ai été plutôt chanceux : Jose Luis mon impresario, conseiller, mon presque deuxième père est arrivé tôt; il m'a évité bien des écueils et géré mon parcours au mieux, même si je n'étais pas toujours d'accord; moi je voulais me faire plaisir, rechercher la domination esthétique, la perfection même; lui voulait la gloire, la durée, l'argent. Nous sommes arrivés à tout cela, au prix normal. L'air de la vitre au péage me réveille... j'ai dû m'assoupir. Pablo a fumé une cigarette malgré mon interdiction: je ne supporte plus la fumée depuis le cigarillo puant de mon instituteur. "Bilbao 128 Km" indique le panneau. Dans une grosse heure, l'hôtel, le lit. Ensuite deux toros sérieux et imposants comme ils les aiment ici. C'est un passage obligé que je n'aime pas: souvent une pluie fine et froide sur un sable noir. On est loin de la fête andalouse baroque et colorée. Ici tout est sérieux, mais c'est le début de la folie: 15 août - fin septembre c'est la route, l'hôtel, deux toros noirs, roux, blancs... de belles arènes en pierres ou en briques, d'autres plus quelconques en béton, d'autres presque en bois... Trois années à faire ce marathon stupide; je crois que c'est la dernière.
 

J'en ai déjà parlé avec Angel, mon presque frère. Il me suit depuis l'école, couturier, secrétaire, habilleur et déshabilleur, confident, infirmier aussi. Je l'ai imposé à Jose Luis, qui voulait un valet d'épée plus "professionnel". Même les hivers, nous avons suivi tous les deux presque en cachette les mêmes cours de rattrapages, vocabulaire, maintien, cuisine, culture, autant de choses que nous ignorions; nous avons tout partagé. Il nous rejoint à Bilbao, il a fait un détour par Madrid pour prendre un costume neuf.





" LA DEUXIEME" (2/3)  


Je sais que je ne dormirai pas .Trop excite, trop tendu encore, malgré la douche. Il faut dire que cette journée... Pour une fois nous avons fait peu de kilomètres pour rejoindre ce coin d'Andalousie; j'ai pu dormir longtemps; j'ai surtout pu prendre mon temps et faire les choses a mon rythme : déjeuner, saluer quelques connaissances et même me promener dans la ville en fête.
 

Jose m'a fait le compte rendu habituel : il a tiré au sort deux beaux toros noir brillant presque bleu nuit. Ils lui plaisent beaucoup : pattes très fines, cornes importantes sans excès, garrot bien sorti, bref selon lui, deux toros pour triompher...  Pourquoi pas?  Dire aux frères Santi, les picadors, de sortir le grand jeu, détendre Venancio toujours trop inquiet. L'atmosphère du repas de midi est différente, presque prémonitoire. Pour ajouter à cela j'étrenne un nouveau costume que je voulais depuis longtemps; j'ai demandé qu'on l'allège au maximum, tant au niveau du poids que des ornements. Marron très clair, parements noir mat soulignes d'or, d'argent et de quelques boutons rubis; le gilet plus foncé, la cravate et la fausse ceinture vert pistache, presque criard.
 

Delirio-délire - il porte, il portait bien son nom; dés sa mort j'ai fait signe à Angel que je voulais garder sa tête pour la faire naturaliser. A son entrée j'ai su que c'était un grand toro: garrot hérissé, cherchant la bagarre le long des barrières puis se campant au centre du rond, "je vous attends "; sur les gradins les babillages se sont tus. Le combat de Delirio a suspendu le temps mais peu a peu ce combat est devenu ballet et j'ai vite compris que j'aurai du mal à tuer, comme chaque fois que la jouissance profonde remplace la peur. Les deux oreilles sont bien dérisoires face à un tel bonheur.
 

2h"38 a la montre verdâtre ... J'ai soif. Mon deuxième toro s'appelle  Imperador- Empereur. Le frère jumeau de Delirio, mêmes lignes, même rage... quelques kilos de plus peut-être....

Surement un grand toro .Dès les premières passes de réception, je le vérifie tandis que les "olé" rauques naissent du ventre et ne cesseront plus. Quatre fois, Santi, le jeune, a su recevoir la bête placée de plus en plus loin. Venancio et Pablo ont du faire appel à tout leur orgueil pour fleurir le garrot de leurs banderilles. J'avais décidé de construire un travail rigoureux, concis, presque retenu. Mais Imperador, malgré sa corne gauche récalcitrante m'a oblige a changer de chorégraphie. Demain - non, ce matin -, les journaux spécialisés énuméreront les passes, leur nombre, la profondeur et l'élégance du geste... Je n'ai pas compté. J'ai imagine ce ballet, improvisé en fonction d'Imperador qui m'a rappelé parfois que ma mort était au bout de ses cornes. Tout a mon bonheur, je n'entends pas ce que me crie Jose Luis a la barrière mais je sens confusément que l'atmosphère de l'arène a changé. C'est seulement en allant chercher l'épée de mort que je comprends "ne le tues pas !! ".Toute l'arène réclame la vie sauve d'Imperador.
 

Mais oui ! Que la vie lui soit gardée. J'en fais la demande au Président qui acquiesce immédiatement. Alors après deux passes d'au revoir, je simule avec la main le geste tueur. J'aurais voulu caresser, toucher cet adversaire monstrueux mais il ne le permet pas .Orgueilleux malgré fatigue et blessures, Imperador cherche encore a se battre et répugne a suivre ses frères châtres hors de l'arène.

Le reste compte peu. Jose Luis parle de retentissement exceptionnel. Tout le monde me félicite, me tape sur l'épaule, Venancio a les larmes aux yeux... Tout a l'heure, a la radio, le commentateur cherchait ses mots...Mais ces mots existent-ils pour exprimer mon bonheur ?




 

"LA TROISIEME" (3/3)


1H30 du matin. J'ai fini par les mettre dehors de cette chambre ,les Jose Luis, Angel, Venancio, d 'autres encore avec leurs mines atterrées...
 

Madrid feria de septembre. Imperador m'a fait gagner beaucoup de contrats et d'argent. J'ai fait face avec bonheur. Une lésion du poignet droit (celui de l'épée ) m' a quelque peu gêné... Puis ce contrat de Madrid est arrivé. Je le voulais et j'en avais peur a la fois... tenaillé entre la soif de reconnaissance de ce public connaisseur et la peur de mal faire.
 

Venancio fait le rapport habituel après le tirage au sort : je tuerai les deux toros les plus réguliers du lot, mes compagnons se partageront les deux plus gros et les deux plus petits. Ces toros lui plaisent beaucoup, bien dans le type de  l'élevage. Comme je l'ai exigé depuis longtemps, nous sommes à Madrid un jour à l'avance : cela me permets un jour de repos. De plus,   j'ai choisi mon costume marron clair afin de mettre toutes les chances de mon côté. Nous sommes partis avec Angel, au repos à quelques kilomètres de la capitale. Je lui ai fait part de ma lassitude, de mon dégoût de tuer, tuer, tuer... Je crois qu'il m'a compris...
 

Mon premier toro s'appelle Leoncito - petit lion. Mais c'est un lion empoisonnant, qui réfléchit, qui se retient et n'attaque qu'à coup sûr. La tactique est simple et bien rodée: les hommes le cassent sur leurs capes fouettées, le picador le saigne durement, les banderilles comme on peut. Moi, je le brise sur mon genou autant que nécessaire, un essai à droite, un essai a gauche pour la façade et un coup d'épée le plus digne possible.  Mais voila Madrid ne le permettrait pas; le combat de rue devient combat de boxe codifié ou l'adversaire est réduit peu à peu, jusqu'au KO final. J'y réussis plutôt bien puisque Madrid m'autorise un tour de piste bien fêté.
 

 Une heure quarante je sors sur le balcon; malgré l'automne, la chaleur est toujours là .En bas, sur la place Santa Ana un groupe écoute un guitariste, des jeunes on dirait; les cigarettes passent de mains en mains... Je rentre; il va bien falloir que je parle de ce deuxième toro, j'ai beau reculer il me faut me raconter.
 

Carabuena - jolie tête - mais comment ? Sa sortie est très applaudie : formes harmonieuses, gris acier, garrot proéminent, cornes levées vers le ciel. Je l'aborde prudemment mais il m'encourage : tête baissée, charge longue et rectiligne, sans coups de cornes désordonnés. Je peux donc me confier davantage dès la deuxième série de cape;  Les "Ole "surgissent  mais je ne les entends plus; je me régale .
 

Je me précipite vers Santi le vieux : "tu t'appliques". Je place Carabuena a bonne distance : Santi  fait chanter les étriers : Carabuena prend un galop soutenu .Le choc est sourd et profond, cheval a terre, Santi réfugié derrière la barrière. J'éloigne Carabuena, dessine quelques passes et le replace plus loin. Deuxième charge, deuxième chute malgré la pique bien placée. Il faut pourtant bien le piquer ! mon collègue l'amène au picador de réserve Santi le jeune le place plus prés. Carabuena n'a pas l'élan suffisant pour renverser le cheval mais le soulève malgré la pique bien tenue. Mon collègue l'enlève, dessine quelques arabesques et le replace à bonne distance avec mon acquiescement. Carabuena s'élance avec allégresse pour une pique sévère. Après quelques fioritures je demande l'arrêt des piques et le Président y consent. Sûr de lui, malgré le sang qui ruisselle, Carabuena attend au centre. Venancio et Jose posent les banderilles et se font raccompagner sauvagement a la barrière. Je note cependant un léger fléchissement a droite. La suite est plus difficile a décrire ; j'offre ce toro à Madrid et  enchaîne tout de suite et sans essais préalables une série de passes naturelles a la fois limpides, élégantes et profondes...
 

 Là s'arrête le souvenir rationnel, le reste n'est que plaisir malgré la corne droite rétissante. Je ne sais plus quand j'ai décidé de ne pas tuer. J 'ai demandé la grâce de Carabuena au Président mais il n'a pas voulu me l'accorder. Alors... alors je me suis retiré a la barrière et j'ai attendu que sonnent les trois avis m'informant que le temps pour tuer était écoulé. Derrière moi tout le monde criait... Carabuena a suivi ses frères châtres. J'aurais voulu être seul, pleurer peut être; en tout cas, j'étais heureux, soulagé: Leoncito serait mon dernier toro tué.





Publié dans Récits & nouvelles

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