Comme un torrent...
Antonio LORCA écrivait il y a quelques mois : « le toro va tuer la corrida ». On sait ce qu’il a voulu dire. D’abord, appelons un chat un chat : ce toro, c'est celui voulu par les figuras. Ensuite, conjuguons le verbe au présent : c’est aujourd’hui que ça se passe, et pas demain. Vu comme ça, on pourrait dire : les figuras tuent la corrida !
Et à tout seigneur, tout honneur. J’ai nommé El Juli, torero surdoué, archétype de la figura adulée par un large public béat et festif, « número uno » incontesté et reconnu comme tel par les aficionados. Dans le monde de la corrida, El JULI « commande », et devrait en toute justice endosser sur son nom, selon sa valeur et son rang, la terrible responsabilité des figuras dans le processus de destruction de la corrida. Imaginez, à côté d’El Juli, dans l’univers des paillettes et des apparences, une étincelante pléiade, Ponce, Manzanares, Castella, Morante, Luque, Perera…ouvrant avec lui ce paseo fatal sur un air de Carmen angoissant de lenteur (andante moderato).
Taquilleros, ils savent jouer à fond la loi du marché, et engrangent de somptueux cachets, laissant tomber quelques miettes pour leurs congénères de second rang. Ce qui n’empêche pas ce luxueux « G7 » de revendiquer aujourd’hui à Las Ventas l’alignement de leur rémunération sur celle, hors marché, de José TOMAS, dans des conditions disproportionnées, bien au dessus de la ressource disponible. Des conditions qui sortent largement du champ de la loi de l’offre et de la demande dont ils se réclament par ailleurs. (Cf édito A. VIARD du 10 janvier). Voilà pour l’économie… et le ridicule.
Il y a pire. Le prestige de ces dieux du « spectacle taurin » est inversement proportionnel à la puissance des toros auxquels ils daignent se confronter. Inspirateurs de la sélection génétique, maîtres tout puissants des cartels, pourfendeurs du sorteo à l’occasion pour conjurer le sort, ils « donnent des passes » à des Domecq dépourvus, pour la plupart, de caste, de bravoure et de force, sans parler du reste. Pendant ce temps, des toreros moins réputés en mal de contrats et désargentés se tapent les Atanasio, Miura, Albaserrada, ou des vieux Conde de la Corte, Santa Coloma et autres Veragua en voie de disparition.
«Se acaba la fiesta ! ». Au bout de cette logique de deuil annoncé, il y a évidemment, à terme, la disparition des encastes et celle, pure et simple, de la corrida, à cause de la bêtise et de la cupidité de quelques jeunes milliardaires surdoués. Après nous le déluge, doivent-ils penser.
En parlant de déluge, un ami me dit que les aficionados vivent à contre-courant de cette éolution, debout dans le lit du torrent les bras écartés, luttant de toutes leurs forces pour arrêter le flot…
« La Raison, c'est la folie du plus fort. La raison du moins fort, c'est de la folie ».
Eugène Ionesco – Journal en miettes.