VEEDOR (suite et fin)

Publié le par vingtpasses

 

 

 

 

UNE NOUVELLE INEDITE


de Georges GIRARD *

 

 

 

  (SUITE ET FIN)

 

 

Chapitre 2.     

                     Couvent San Bartolomeo.                            

 

 

 

Sierra de Hornachuelos, novembre 1936.

Les yeux. Des yeux immenses, écarquillés dans la pénombre humide de la salle voûtée. De grands yeux gris, d'un gris si clair qu'on le dirait délavé si une intense lumière intérieure ne jaillissait du tréfonds de cet être de chair, frémissant d'effroi, défaillant d'horreur... Elle cherche le regard de l'homme dont elle a pourtant si peur, y accroche le sien comme un noyé s'accroche au bois flotté qui le sauvera. De ses lèvres tremblantes une prière à peine audible monte jusqu'à celui  qui a le pouvoir de l'épargner.
    - Pas moi... ten piedad...

Mais il n'a pas ce pouvoir, il ne possède aucun pouvoir. Il a déjà désigné six de ces pauvres filles à cause de leur corps épanoui. Six qui sanglotent doucement dans un coin, dévêtues, recroquevillées sous un amoncellement de chasubles et de voiles lacérés que les brutes leur ont arrachés. Il n'en a regardé aucune dans les yeux.  Elle est une des dernières, nue, désemparée, suspendue à la sentence qui va l'envoyer au martyre. Elle n'a pas conscience de sa juvénile beauté dont elle ne cherche même plus à dissimuler la nudité. Cette beauté la condamne. Huit de ses compagnes, plus âgées ou sans grâce, ont très vite été écartées du groupe et amenées sans ménagement dans le jardin du cloître. On perçoit des rafales par intermittence...
    - Pas celle-là, elle est malade, ça n'en vaut pas la peine...
    - Ta gueule ! Tu voudrais peut-être  la garder pour toi, sale fasciste ? Je t'ai dit sept, tu m'en donnes sept ! Sinon je te fous une balle dans la nuque... Tu ne seras pas le premier à  faire connaissance avec mon Makarov ! Tu te décides ou je te tue ?
    - Fais ce qui te plaira, Camarade Lieutenant... Moi, je t'ai sélectionné six novices. Une de plus ça risquerait de fatiguer tes hommes, non ? Et vu ce que vous allez en faire, pas besoin de sobrero , c'est pas une corrida...
    - Qu'ils sont cons ces phalangistes de mierda ! Toujours à discuter comme dans un salon ! Et vous pensez la gagner comment cette guerre ? C'est le Peuple que vous trahissez avec vos beaux discours d'intellectuels ! Et le Peuple, c'est nous ! La preuve ? On va bientôt  faire passer en jugement et  fusiller  ton chef, Primo de Rivera, à Alicante. Vu ?
Attachez-le ! Je lui règlerai son compte plus tard à ce maricón. Camarades, nous avons de quoi nous distraire un bon bout de temps ! Demain, il fera jour.  ¡ Vamonos, Compañerones !
Le Teniente Martinez, de la 3ème Milice Ouvrière de Cordoba, tire violemment la septième novice par les cheveux et quitte avec elle à grand  fracas la salle à manger du couvent, non sans vider au passage un chargeur entier sur un magnifique crucifix en bois ciré.
Les autres lui emboîtent le pas, chacun traînant derrière lui une religieuse dénudée, affolée. Tard dans la nuit, leurs hurlements désespérés font place à un silence de glace...
Entravé à un banc, il veillera jusqu'à l'aube, tendu à craquer vers le moindre bruit, même fugace,  qui pourrait lui donner une indication sinon un semblant d'espoir. Se savoir condamné ainsi le révolte. Finir sa vie à 40 ans, pour rien, il ne peut se résoudre à l'admettre !
Dire qu'il a remué ciel et terre pour sauver celle de Garcia Lorca !..
Tout comme l'ami du Poète, Luís Rosalés, phalangiste convaincu, il s'est heurté à une montagne de bêtise haineuse entretenue par une propagande de fiel et une soif aveugle de vengeance. Rien n'a pu aboutir. Lorca était déjà mort... Et ça, on ne le lui pardonnera jamais. On l'a dénoncé, c'est certain. Arrêté par un groupe de miliciens au portail de la finca Maraval où il pensait se réfugier, ils l'ont entraîné à marche forcée vers la Sierra, repli stratégique d'après les militaires. Martinez l'a néanmoins incorporé comme "supplétif sans arme" dans son unité composée en grande partie d'ouvriers du cuir, de syndicalistes cordouans pressés d'en découdre et de quelques sous-officiers légalistes. Un simple sursis... Il n'appartient pas plus à la Phalange que d'autres, mais les nombreuses relations professionnelles qu'il a nouées au fil des années y ont adhéré. Il fait donc un otage idéal et un parfait "Ennemi du Prolétariat". Sa peau ne vaut pas bien cher. On se charge de le lui rappeler en ricanant sur son passage... Il ne comprend d'ailleurs toujours pas pourquoi on ne l'a pas tué sur place, comme tant de soi-disant suspects... Ce Martinez est décidément un drôle de type. Lunatique, déterminé, courageux, brutal. Cependant, à son égard, il a fait preuve d'un semblant de correction. Jusqu'à l' irruption dans ce couvent perdu au fond d'un vallon de montagne. L'alcool, toutes ces jeunes femmes promises à leurs ébats guerriers, le masque est tombé.
    - Toi ! le Señorito ! Tâche de nous les choisir bien fichues ! On veut pas baiser les duègnes et les laiderons ! A ce que j'en sais, tu as l'œil exercé ! Fais-nous un joli lot de sept... c'est le nombre réglementaire, non ? Tiens, pour te faciliter le tri, les camarades vont te les foutre à poil, prêtes à servir... Mais je t' interdis de toucher à la marchandise ! Exécution !

Sous la menace des fusils et quelques coups de crosses, les nonnes se sont déshabillées, hagardes, grelottantes. Les larmes, les supplications de la Mère Supérieure, Assunta del Carmen, , n'auront servi qu'à décupler la brutalité et la hargne des miliciens, ivres d'une revanche qu'on leur a dit nécessaire à leur croisade ...
Le soleil se levait à peine quand l'ordre fut donné: Rejoindre sans délai les autres unités en mouvement vers Madrid. Ce n'est qu'une fois ses hommes embarqués dans les camions que Martinez réalise en un éclair qu'il laisse derrière lui des preuves infamantes. Il aurait dû les achever, toutes, mettre le feu au couvent, le raser à l'explosif... Quant à cet Aranda, il n'est pas même pas sûr que la balle qu'il lui a tirée au jugé l'a atteint. Mais le temps est compté et il faut prendre le large au plus vite.
D'autres combats les attendent...

Beaucoup plus tard,  José-Marí émerge douloureusement de sa torpeur. Une silhouette diaphane bouge doucement. Des sons déformés lui parviennent, lointains. Une main légère effleure sa joue, ses cheveux. Il distingue, très près des siens, de grands yeux gris-pâle qui l'interrogent. Un vertige soudain l'empêche de se redresser sur le matelas posé à même les dalles. Il distingue les dents parfaites que découvre un sourire timide. José-Marí aimerait le rendre ce sourire, mais il a si mal !..
Sa tête semble se craqueler, s'ouvrir comme une grenade, prête à exploser...
    - Doucement... ça va aller, vous êtes hors de danger. La balle a simplement rasé l'os frontal et a ricoché. Un vrai miracle que vous soyez vivant... Merci mon Dieu !.. Le docteur doit repasser ce soir pour contrôler votre blessure et vous administrer un calmant. Reposez-vous.

Le couvent, devenu infirmerie de campagne des troupes insurgées qui montent sur Madrid, grouille d'uniformes. Dans le cloître, seule une rangée de tombes fraîchement refermées, rappelle le passage des miliciens. Angelina Valdes ne quitte plus le chevet de son blessé. Elle se surprend à l'admirer. Son sang-froid, son courage, son mensonge à ce minable lieutenant. Au moins aura-t-il tenté l'impossible pour lui épargner l'horreur... Le viol qu'elle a subi n'apparaît à ses yeux que comme une  épreuve de plus imposée par la volonté divine... Si douloureuse qu'elle soit, elle finira bien par l'accepter, la prière l'aidera... Mais le risque insensé qu'a couru pour elle cet homme... Une nuit d'épouvante  aurait-elle scellé son destin au sien ? Elle n'ose l'envisager. Et pourtant...Cette évidence la trouble à un point tel... Seigneur, ayez pitié !.. Le médecin Major craint pour la vue de son malade ? Qu'importe, elle restera à ses côtés. C'est là qu'est désormais sa place...
    - Señorita, je suis à peu près certain qu'il risque de devenir aveugle. Totalement ou partiellement, je ne sais pas. Rien ne permet de déterminer à quel moment cette cécité le frappera... Vous a-t-il parlé de son métier ?
    -  Non, pourquoi ?.. C'est si important ?..
    - José-Marí Aranda est veedor.

 

 

 

 

Chapitre 3 .              

Epilogue.

 

 

Angelina Valdes quitta les Ordres quelques semaines plus tard.
Elle était enceinte.
José-Marí Aranda prit sur le champ toutes les dispositions nécessaires pour qu'elle puisse mettre au monde son bébé dans les meilleures conditions possibles. Ce ne fut pas facile vu les circonstances...
Une fille vit le jour au mois d'août 1937. Angelina ne lui survécut pas.

Il donna son nom à l'enfant  en l'adoptant et dénicha une nourrice qui accepta de la garder dans son village le temps que les évènements dramatiques qui secouaient l'Espagne prennent une autre tournure.
Amparo fit ses premiers pas au milieu des gravats, bercée par les explosions de la guerre. Elle passa sa petite enfance à Grenade, quartier de l'Albaicín où son père possédait une agréable maison. L'éducation qu'il lui offrit laissait une grande part à la liberté et à l'initiative. Amparo, fillette curieuse, studieuse et aimante, vénérait ce père si attentionné. Ses grands yeux gris étaient comme une caresse. Cela suffisait à le rendre heureux..
L'année de ses treize ans tous deux déménagèrent pour Pueblo de Granada, des revers de fortune ayant contraint Aranda à une existence moins luxueuse. Il ne garda que sa voiture, une Hispano-Suiza décapotable blanche.
Il retrouva par hasard la trace de ce Martinez qu'il s'était juré de tuer et qu'il recherchait depuis tant d'années. Il n' eut pas à le faire. Le lieutenant était tombé pendant la défense de Madrid en 1939... Ses camarades du PCE semi-clandestin écoutèrent  avec attention la relation qu'il leur fit des atrocités commises par celui qu'ils considéraient comme un héros. Son silence valait bien qu'on le laissât vivre en paix, lui et sa fille... non ?
Amparo l'accompagnait dans les élevages où il repérait avec justesse et autorité les toros braves destinés aux arènes des grandes villes d'Andalousie. Ses lots de six, plus le sobrero, étaient très prisés. Ils  contribuaient toujours à faire le succès des empresas, des grands  toreros du moment et la joie du public de la Fiesta Nacional !

Il perdit peu à peu l'usage de la vue. Personne ne s'en rendit vraiment compte. Amparo avait suffisamment  appris ... Elle était devenue ses yeux.

 


 


 

 

 

* Georges Girard réside dans le Var. Retraité de l’éducation nationale, passionné d’histoire, de maquettisme d’exposition, ancien alpiniste, spéléologue et parachutiste amateur, il est aussi aficionado et collabore à la revue Toromag. Il est l’auteur de plusieurs recueils de poésie, et de trois nouvelles dont le fil conducteur est la guerre d’Espagne : "Le jupon rouge de Rosario", texte lauréat au concours Toreria 2007, aux éditions Alteregal,  "Le pyjama de lumière", finaliste au Prix Hemingway 2009, aux éditions Le Diable Vauvert. Le dernier volet de cette trilogie, Veedor, présentée au concours Toreria 2009, tient dans une nouvelle inédite que Vingtpasses publie ici en intégralité.

 

Pour accéder au texte intégral de cette nouvelle, cliquez  ici

 

 

 

 


Publié dans Récits & nouvelles

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