VEEDOR (3ème épisode)

Publié le par vingtpasses

 

 

 

 

UNE NOUVELLE INEDITE


de Georges GIRARD *

 

 

                                                          

 

CHAPITRE 1 

 

   Où il est question de déboutonnages (suite 2)

 

 

Pueblo de Granada, fin juillet 1976.

 

... Don Pedro, la soutane verrouillée jusqu' au menton, Carlino à ses basques, revient vers eux.
          - Qu'est-ce que vous complotez ? On nous attend...
    - Rien, Padre... Nous nous posions simplement une question d'ordre métaphysique. Les boutons de la robe d'Amparo. Combien de temps tiendront-ils avant que Dieu nous permette de découvrir sa merveille dans tout l'éclat de sa nudité ?
    - Carlino parie deux cents pesetas qu'ils vont bientôt lâcher les boutons ! On va tout voir ! Carlino en est sûr ! Carlino aime bien les femmes à poil !
    - Tais-toi donc, brebis égarée ! Quant à vous, espèces de mécréants, arrêtez de lui mettre ces idées en tête ! Et qui te les donnera ces fameuses pesetas ? Tu es toujours sans un duro mon pauvre !
    - Carlino fera l'estatua à la corrida de dimanche et il gagnera beaucoup d'argent parce qu'il ne bouge pas d'un cil Carlino !
    - Si c'est pas malheureux ! Faire faire la statue à un simple d'esprit qui risque sa peau dans des courses de mala muerte à la grande joie d'une bande d'imbéciles avinés !
    - Carlino est torero ! Sur les affiches c'est écrit : "El Manco animera la corrida en faisant la statue devant les prestigieux toros de l'éleveur Don Felipe Arranz. Molinero et Pepe Rubio El Gato seront aussi au cartel ".
Carlino aime bien faire la statue ! Et se mettre dans le tonneau aussi ! Parce qu'il ne voit plus les cornes... Carlino a peur des cornes...
    - Un jour on nous le ramènera comme un sac d'avoine troué par la grêle. Que Dieu n'accepte une chose pareille !..
    - T'en fais pas l'abbé, allez ! Il est souple comme un chat le Carlino, il se fera pas prendre !...    Mais où est-ce qu'il a appris à lire cet imbécil ? Il n'a jamais mis les pieds dans une école...
    - C'est moi. Quand je l'ai trouvé après le bombardement de Lérida en 38, il avait à peine dix ans, une main arrachée et un éclat dans la tête. Sa mère était devenue folle l'année précédente, à la mort du pauvre Fabra que tes amis des tchekas ont fusillé près d'Alarcón... ne m'interromps pas Martial...  c'est un gamin fracassé comme des milliers d'autres qu'il m'a fallu sauver du chaos. J'étais brancardier régimentaire et on m'a laissé m'en occuper. Un toubib anglais des Brigades a même tenté plusieurs fois de l'opérer, sans succès. A la fin de la guerre je suis revenu ici et je l'ai gardé près de moi. On m'avait interdit tout ministère. Prêtre sans paroisse comme toi instituteur sans élèves, j'avais tout mon temps à lui consacrer.  J'ai mis pourtant plusieurs années à lui apprendre à lire et à compter !  C'est hélas  tout ce que j'ai pu faire pour lui donner un semblant de dignité... Voilà l'histoire.
    - L'abbé... sauf le respect que je te dois, sache que jamais, non, jamais je n'ai cautionné, et je ne suis pas le seul, les exactions des "conseillers" soviétiques dans cette guerre atroce. Je le jure sur la Vierge, et pour un non croyant comme moi... c'est pas des paroles en l'air, tu peux me croire ! Les membres des tchékas, les purges qu'ils ont multipliées à coups de sacas, ces rafles aveugles, les charniers qu'ils ont laissés sur leur passage à Alarcón, à  Paracuellos ou ailleurs, tout ça n'a rien à voir avec mon propre engagement au PCE et les combats que j'ai menés pour cette Liberté que certains ont voulu confisquer aux Espagnols... J'ai payé très cher ma fidélité au Parti, ils ont même failli m' exclure, et maintenant que Franco est mort, je continue à payer... Je ne t'en veux pas l'abbé, les tiens aussi ont payé très cher... Je le sais... et je le déplore.
Ah... Padre, y' a des moments où je regrette presque que les franquistes ne m'aient pas fusillé au bord de la route d'Alfacar en 36, aux côtés de Dioscoro Galindo, "El maestro rojo". Ils l'ont exécuté dans le ravin de Viznar. Lui au moins il est parti en bonne compagnie... Federico Garcia Lorca, tu te rends compte ? On peut raconter tout ce qu'on veut sur  leur bourreau, qu'il était drogué au café, qu'il était au bout du rouleau, qu'il ne savait plus ce qu'il faisait... non, ce cabrón de José Valdès Guzmán a commis ce jour-là un crime impardonnable que rien ne pourra jamais effacer, rien... tu m'entends ?
Mourir un beau matin d'été en récitant des vers... Quelle ironie !..

 

 

 Verde que te quiero verde.
 Verde viento. Verde ramas.    
 El barco sobre la mar
 y el caballo en la montagna...

 

 - Ne ressasse plus ces monstruosités Martial... tu te fais du mal ! Si tu n'es pas tombé sous les balles des assassins de Viznar, c'est que Notre Seigneur ne l'a pas voulu... Eh ! Tu écoutes quand je te parle ?.. Nom de ... !
          - ... Il y avait aussi deux anarchistes avec eux, des toreros. Andres les a peut-être connus.
    - Joaquim Arcollas Cabezas oui,  j'avais fait le paseo plusieurs fois avec lui, mais pas Francisco Galadi... Martial, arrête de remuer cette merde comme un malade... C'est fini ces horreurs, non ?... Quelle tristesse !
    - Tu as raison compañero. Mais ça fait du bien de dérouler le fil de  ma chienne de vie, surtout avec l'abbé et toi. Après toutes ces années de plomb c'est tellement bon de pouvoir enfin parler librement aux amis, les vrais, ceux qui n'ont jamais failli... Même à Dolorès  j'ose pas raconter ces choses. C'est une femme, elle comprendrait pas...
- Moi je n'aime pas beaucoup revenir sur mon passé. Il n'a rien de glorieux tu le sais. Cette saloperie de guerre a brisé ma carrière. Je n'étais pas un aigle, non, mais j'en voulais, je me battais, je rêvais... Quand on a vingt ans, on boufferait la lune à pleines dents ! Je me les suis cassées en croyant que je deviendrais un grand torero... Cette guerre, il fallait la faire. Je me suis engagé comme tant d'autres... sans bien comprendre. J'ai fini chauffeur d'un capitaine polonais à la 13ème Internationale, Bataillon Rakoski. Tu parles d'un héros !.. En 38, j'ai suivi l'exode vers la France, la retirada... Lamentable... J'ai échoué à Collioure sous une pluie glaciale. J'y suis resté. C'est là que j'ai assisté à l'enterrement d'Antonio Machado qui est venu  y mourir, en exil, si loin de sa patrie... Cette guerre  aura dévoré jusqu'à ses plus grands poètes... Je me souviens que son cercueil était recouvert du drapeau républicain... Après seulement je suis rentré au pays. Et j'ai vivoté, corridas, festivals, comme banderillero sans cuadrilla fixe, subalterne, quoi... puisqu'on refusait mon nom sur les cartels. Puis j'ai été valet d'épée, des gamins qui n'ont pas percé... En  71, quand mon jeune cousin José Mata  s'est fait prendre à Villanueva de los Infantes et qu'il est mort... pauvre Pepe... à trente-quatre ans... j'ai raccroché définitivement. Mais c'est pas le tout, au boulot, assez de bavardage !.. ¡ Adelante !
 
Don Pedro et Carlino s'installent sur le chariot, mi herse mi traîneau, que tirent en tournant en rond dans les épis coupés jusqu'au ventre deux mules à la croupe rebondie.                                     .
Un parasol délavé qui abrite les fouleurs vante les mérites d'une boisson américaine "con gas". Le soleil monte à son zénith.
Andres et Martial ont repris leurs fourches. Ils vannent à grandes envolées, sous une averse de grains lourds, un mouchoir sur le visage. Avec leurs chapeaux à larges bords on dirait des vaqueros démontés, égarés dans la poussière âcre de cette moisson d'un autre âge. La légère bise descendue de la sierra  toute proche soulève d'épais tourbillons de fétus de paille.
Battement des fléaux, claquements du fouet, rires clairs des femmes, cris aigus des enfants couverts par les coups de trompettes des ânes.
Amparo, botijo sur la hanche, va d'un à l'autre, encourage, désaltère. Son décolleté  généreux redonne aux hommes un surcroît de vigueur ! Quelques épouses en éprouvent un pincement de jalousie et pas mal de regrets...
L'une d'elles entonne une sévillane que toutes reprennent en chœur :

 

 

                ¡ Viva mi Andalucía,
                viva mi pueblo !
                Andalucía, guapa, gitana,
                mujer morena,
                despierta que eres libre
                gitana, de tus cadenas.
                ¡ Despierta !

 

 

 

Un touriste français égaré mitraille cette scène colorée et campera.
Ce soir, dans le bistrot de Jefe, on fumera avec délectation les "Gitanes" que Carlino lui aura extorquées, tout un paquet !...
          - Je me demande comment il a réussi son coup...
    - En faisant faire des "tours de manège" aux niños du francés ! Tu parles s'ils étaient heureux de tenir les rênes !

Assis à l'écart devant un verre de fino, José-Marí Aranda est plongé dans la contemplation d'une vieille affiche de la Real Maestranza de Sévilla. Les murs en sont tapissés. On ne distingue pas ses yeux dissimulés derrière d'épaisses lunettes noires. Amparo est la seule femme au milieu de tous ces hommes en chemise blanche qui bavardent gravement dans d' épaisses volutes de fumée. Sa présence n'a rien de déplacé. La robe de cotonnade légère est pudiquement boutonnée.
          - L'abbé, parle-moi du père d'Amparo.

 

(A SUIVRE)

 

 

 


 

 

* Georges Girard réside dans le Var. Retraité de l’éducation nationale, passionné d’histoire, de maquettisme d’exposition, ancien alpiniste, spéléologue et parachutiste amateur, il est aussi aficionado et collabore à la revue Toromag. Il est l’auteur de plusieurs recueils de poésie, et de trois nouvelles dont le fil conducteur est la guerre d’Espagne : "Le jupon rouge de Rosario", texte lauréat au concours Toreria 2007, aux éditions Alteregal,  "Le pyjama de lumière", finaliste au Prix Hemingway 2009, aux éditions Le Diable Vauvert. Le dernier volet de cette trilogie, Veedor, présentée au concours Toreria 2009, tient dans une nouvelle inédite que Vingtpasses publie ici en intégralité.

 

NB : Le lecteur impatient peut accéder  au texte intégral sans attendre le prochain épisode en cliquant      ici

 


Publié dans Récits & nouvelles

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