Si on chargeait la suerte ?

Publié le par Charles CREPIN

 

En el toreo, todo lo que no sea cargar la suerte, no es torear sino destorear"  (Domingo Ortega).


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Le "destorear" pour les nuls...

 

Suite au précédent article consacré aux fondamentaux de la tauromachie, voyons de plus près ce véritable fondement de la corrida moderne qu'est "cargar la suerte". Ce sujet déjà abordé par Vingtpasses a été fréquemment analysé dans une littérature tauromachique abondante à laquelle quelques blogs (essentiellement espagnols), proposent des contributions significatives et des forums de discussions animés, montrant que ce thème majeur suscite toujours autant d'intérêt (et de passions). Sauf qu'il n'est pas toujours facile pour l'aficionado de trouver dans cette littérature une synthèse exhaustive du cargar la suerte qui prenne en compte toutes les pièces du puzzle utiles à la compréhension de cette construction complexe et sans doute inachevée. Construction de laquelle il souhaiterait avoir une perception aussi claire et complète que possible, afin de la mettre au service de ses observations personnelles, dès la prochaine corrida !  A Céret ce week-end, par exemple ?

Cargar la suerte ?

Au sens littéral, l'expression cargar la suerte n'est pas facile à comprendre : presque toutes les séquences, figures ou mouvements de la corrida sont désignés par le terme suerte. Et donc, charger la suerte, bien que traduit ainsi et couramment utilisé de ce côté des Pyrénées ne veut pas dire grand-chose non plus. Après avoir exploré la question, certains manuels sont d'accord pour une définition proche de Peser sur la charge, plus pertinente sans doute, et qui a l'avantage d'en approcher de plus près le sens et la finalité.


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Dans cette naturelle engagée, regardez bien la position de la jambe d’appui du torero par rapport à l’antérieur gauche du taureau…

 

Cargar la suerte, comment ?

« Cargar la suerte", c'est l'action de toréer le corps de profil, allongeant les bras et gardant les pieds dans une parfaite immobilité pour citer le toro et lui donner la passe de côté » (Pepe-Hillo - Tauromaquia 1796). Dans ce schéma, vous remarquez qu’il était exclu que le torero pénètre dans la ligne de charge naturelle du toro…

Quelques décennies plus tard, Paquiro écrit son traité (tauromaquia completa 1836), et une nouvelle règle : le torero doit se placer sur la trajectoire du toro (donc en face des cornes), et faire dévier sa charge. Cette nouvelle stratégie est certes différente, mais comme dans le cas de figure précédent, cargar la suerte consiste à peser sur la charge du toro en le rejetant vers l'extérieur, un point c'est tout.

Le fondement du toreo moderne commence à prendre corps avec Belmonte dans les années 1910, charger la suerte consistant là encore à dévier la charge du toro vers l'extérieur, mais de façon plus mesurée, et selon une courbe, en dessinant un point d'interrogation qui ramène la bête vers l'intérieur à la fin de la passe. Cette nouvelle règle, en modifiant radicalement le cargar la suerte, a révolutionné les fondamentaux du toreo, mettant davantage en jeu les problèmes de terrains et donnant au torero un plus grand pouvoir d'expression. Les choses n'en sont pas bien sûr restées là, le toreo ayant par la suite été profondément influencé par les « modernes » dont le plus célèbre fut MANOLETE, puis quelques autres, plus proches de nous, qui ouvriront la voie au toreo de profil.

 Aujourd'hui, la mise en œuvre du cargar la suerte est loin d'être homogène, que ce soit pour des principes d'ordre stratégique, esthétique, ou tenant simplement à la volonté ou la capacité de chaque torero de se mettre devant les cornes de tel ou tel taureau. José Mari MANZANARES (père), estime que « c'est la position du torero, lorsqu'il est croisé, entre les cornes, (jambe avancée ou non) qui l'oblige à prolonger la passe, et que c'est cela qui signifie cargar la suerte »(1). A l'inverse, certains prétendent que la règle absolue du cargar la suerte consiste à avancer la jambe de sortie, puis de faire porter sur elle le poids du corps dans un mouvement de bascule en avant, afin de peser davantage sur la charge du toro et gagner ainsi du terrain, mais aggravant de ce fait le risque d'accrochage.


2013-05-01-558CCR 1954 086Naturelle de Sanchez Vara devant un Dolores Aguirre (St Martin de crau 2013)

 

Avancer la jambe ou non est un sujet qui fâche

Certains affirment que cette action, particulièrement si elle est effectuée dès le cite du toro, doit être dissociée du cargar la suerte, la qualifiant de recours supplémentaire pour écarter davantage le toro et se donner ainsi un avantage... La vraie question n'est-elle pas précisément : à quel moment doit-on avancer la jambe ? Au toque pendant le cite, ou dans le deuxième temps de la passe, comme on va le voir plus loin ? D'un autre côté, certains toreros placés les pieds joints, de face ou de profil sur la trajectoire des cornes, savent dévier la charge du toro en aguantant et en liant les passes, transmettant de l'émotion et parfois de l'angoisse au public. Le toreo « authentique » de Belmonte possède de vigilants défenseurs. Toujours attentifs à préserver, encore aujourd'hui, son héritage, ces gardiens du temple n'ont jamais reconnu la légitimité le toreo de profil ou à « pieds joints » de MANOLETE, si grandes qu'aient été sa renommée et son influence dont le toreo moderne s'est considérablement enrichi.

 

Cargar la suerte, pourquoi ?

Bien qu'à leurs époques respectives, les tactiques prescrites par Pepe-Hillo et Paquiro, aient été radicalement différentes, cargar la suerte répondait essentiellement, on l'a vu dans les deux cas, au souci constant du torero d'écarter le toro de sa trajectoire initiale en le rejetant vers l'extérieur afin de se mettre hors de portée des cornes. Revers de la médaille : avec de telles stratégies, on toréait sur la défensive, on ne gagnait que peu (ou pas du tout) de terrain sur la bête, et cette dernière était en conséquence difficilement dominée ou réduite. Avec Belmonte et ses disciples, le cargar la suerte, plus fin et complexe, présente de multiples avantages, traduits par un jeu plus subtil dans le positionnement de l'homme et du toro sur leurs terrains respectifs, et un meilleur lié dans les passes, plus propice à l'expression d'une esthétique jamais atteinte à ce niveau auparavant, et à la transmission d'une plus grande émotion.


Joaquín VIDAL avait sur la question un avis pour le moins tranché, brillamment exprimé  dans "El toreo es grandeza" (2). J’ai modestement essayé de traduire un paragraphe se rapportant au sujet qui nous intéresse, et j'implore votre indulgence si d'aventure, ma passion pour ce texte m'a fait commettre quelques imprécisions. Votre attention s’il vous plait, ce qui suit est fon-da-men-tal !  Et le fait qu'une empresa bien connue ait violamment décrié ce grand chroniqueur (pour des raisons qu'on imagine) n'enlève rien à la pertinence de son propos, bien au contraire :

« L'action de cargar la suerte doit être exécutée une fois la passe engagée. La séquence se décompose ainsi : le torero se place face au toro. Littéralement face au toro. Pas en arrière, pas en bordure de la trajectoire, fuera de cacho comme on dit dans le jargon. Il se placera de face, ou au moins de trois quarts, jamais de profil.(...). Bien ! Au cite, le toro se fixe sur le leurre. Au mouvement de l'étoffe, dont un simple frémissement suffit pour provoquer le toro, la caste de ce dernier lui fait bouillir le sang et déclenche la charge (...) Quand le toro croit le leurre à sa portée, il humilie  pour armer sa frappe et détruire sa cible, mais il ne peut l'atteindre car le maestro tire le leurre au rythme de la charge. A l'instant précis de la juridiction (réunion), le torero, gardant immobile sa jambe d'entrée, avance doucement l'autre jambe, et cela s'appelle cargar la suerte. Qu'est-ce qui en résulte ? Et bien, le torero a gagné du terrain, en accentuant certes le risque d'accrochage. Mais, la position de la muleta ayant changé, le toro à son tour, en suivant sa cible pour l'intercepter, a également modifié son parcours. A partir de là, sa course emprunte une courbe, jusqu'au terme de la passe qui ira au-delà de la ceinture du torero. Celui-ci a accompagné la charge de telle manière qu'il se trouvera en place pour la passe suivante sans être obligé de rectifier sa position, sa position qui redevient celle du départ, sauf que dès lors, les passes se succèdent avec presque toujours une solution de continuité, ce qui s'appelle ligar. Et le torero va continuer de charger la suerte à chacune d'elles, gagnant à chaque fois du terrain sur le toro tout au long de la série, l'obligeant constamment à suivre une ligne de charge d'abord droite, et courbe ensuite, à la manière d'un point d'interrogation. Et l'animal, malgré sa caste, finira par se soumettre à sa domination ».

Verrons-nous ces principes appliqués par les toreros le week-end prochain ?

 

A suivre lundi : templar

 

(1)  A. Viard - Comprendre la corrida - - Éditions atlantica

 (2)  Joaquín Vidal  (1935-2002) « El Toreo es Grandeza » Editions turner 1987 


Publié dans Règles de l'art

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E
excellent article. comme tres souvent ici.il me semble toutefois que cette notion va avec le sitio et certains toros surtout les encastes exigent qu"on pèse sur leur charge, par exemple en étant<br /> initialement croisé.<br /> mon cher vidal toujours enorme.
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